Huitième président de l’histoire de la Banque africaine de développement (BAD), Akinwumi Adesina vit ses derniers mois en tant que président de la première institution financière d’Afrique, après dix ans d’exercice. Héritage, enjeux mondiaux, multilatéralisme, secteur privé et développement… Dans cet entretien exclusif, le leader nigérian – qui a littéralement multiplié les ponts avec l’Europe, l’Amérique et l’Asie – fait ses confidences.
Après dix ans à la tête de la BAD, vous transmettrez le bâton de commandement au leader qui sera élu en mai prochain. Quelle Banque africaine de développement laisserez-vous à votre successeur ?
AKINWUMI ADESINA – La Banque africaine de développement a 60 ans et j’en ai 64. Lorsqu’elle démarrait ses activités en 1964, la Banque ne comptait que 10 employés. Aujourd’hui, nous employons plus de 2.000 personnes. Son capital initial n’était que de 250 millions de dollars. A mon élection à la présidence en 2015, il était de 93 milliards de dollars, ce qui est conséquent. Mais sous ma direction et en travaillant avec tous nos actionnaires, nous l’avons porté à 318 milliards de dollars. Cette évolution parle d’elle-même. Nous sommes une institution mondiale. Il y a deux ans nous avons été classés meilleure institution financière multilatérale au monde. Ces deux dernières années, nous avons été distingués comme l’institution financière la plus transparente au monde. C’est tout cela que je veux laisser à mon successeur. J’ai eu l’occasion de m’appuyer sur les épaules de ceux qui m’ont précédé, pour faire de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Nous devons aller encore plus loin.
Justement, dix des soixante années de la BAD ont été façonnées sous votre présidence, au moment où l’Afrique au sein du concert des Nations a émergé comme un « game changer » dans un contexte d’enjeux majeurs (climat, transition énergétique, sécurité alimentaire…). Quelle lecture faites-vous du rôle que joue la Banque face au multilatéralisme mondial ?
La BAD a considérablement amplifié la voix de l’Afrique dans l’environnement financier mondial. Je suis régulièrement invité aux réunions du Pacte du G20 avec les chefs d’État africains. D’ailleurs, j’étais récemment au sommet de Rio de Janeiro. La voix de l’Afrique est donc présente à la table des négociations. Mais plus encore, les priorités et les solutions de l’Afrique sont sur la table des discussions mondiales. C’est une Banque africaine de développement différente de celle que nous avons eue autrefois.

Et nous emmenons aussi notre leadership. Comme sur la Mission 300, développé avec la Banque mondiale qui consiste à connecter 300 millions de personnes à l’électricité. Au cours de ces presque dix ans, j’ai centré mon mandat sur l’accélération du développement. Nous sommes donc devenus une banque axée sur les solutions aux défis de développement auxquels l’Afrique est confrontée. Et je pense que c’est ce qui nous distingue.
Les défis sont là, mais je n’en ai pas peur. C’est ainsi que je vois le développement : chaque défi signifie qu’il faut sortir des sentiers battus et trouver des solutions, parce que nous avons été élus pour trouver des solutions. C’est une responsabilité et je suis très fier de ce que nous avons fait.
Vous avez terminé l’année 2024 en présidant l’Africa Investment Forum à Rabat, au Maroc. C’était d’ailleurs votre dernier AIF en tant que président de la BAD. L’histoire retiendra que vous en êtes l’initiateur. Ce Forum qui mobilise le large écosystème financier d’Afrique, mais aussi d’Europe, d’Amérique et d’Asie est-il en train d’atteindre son objectif initial, en dépit des challenges internationaux ?
Nous avons lancé l’AIF parce que je pensais qu’il était important que le monde connaisse les opportunités existantes en Afrique et qu’il ne se concentre pas uniquement sur les défis de notre continent. Les défis ne sont pas propres à l’Afrique. Toutes les régions du monde ont des défis à relever. Et puisque l’Afrique a d’immenses opportunités dont les citoyens ne sont parfois pas conscients ou sur lesquelles ils sont souvent mal informés, j’ai estimé que nous devions avoir une plateforme qui leur permette de connaître les opportunités existantes. Dans le domaine de l’agriculture, il reste 65% de toutes les terres arables pour nourrir le monde. Celles-ci se trouvent en Afrique. Notre continent a une population jeune, avec 477 millions d’habitants de moins de 35 ans qui seront la main-d’œuvre de demain, car le monde connaît une transition démographique vers une population vieillissante, tandis que l’Afrique rajeunit.
L’Afrique est donc la région du monde qui s’organise le plus rapidement. La demande de logements va augmenter, il y a une possibilité d’environ 56 millions de nouveaux logements qui doivent être construits. Cela représente une opportunité pour le marché. En outre, ce qui se passe avec les transitions énergétiques mondiales est assez éloquent du rôle de l’Afrique où se trouvent des minéraux particulièrement importants, du platine au lithium, du cobalt au cuivre, du graphite au groupe des métaux du platine, etc. Tout cela signifie que si le monde ne sait pas comment s’engager en Afrique, les capitaux n’afflueront pas vers notre continent.

En 2023 à Marrakech, l’AIF avait mobilisé 35 milliards de dollars, contre 29 milliards en 2024. Comment expliquer cette différence ?
C’est tout comme le fonctionnement de l’économie. Sur le plan conjoncturel, les années ne se ressemblent pas toujours. En 2024, l’inflation était mondiale. Il y a eu aussi des tensions géopolitiques. En raison des politiques monétaires restrictives menées en Europe et par les réserves fédérales des États-Unis, les taux d’intérêt ont augmenté de manière significative. Les capitaux ont fui les marchés émergents, les investissements étaient plus concentrés dans des bons du Trésor aux États-Unis et en Europe… Malgré cela, nous avons été en mesure de renverser la situation et d’attirer d’importants investissements dans un environnement mondial très difficile. Ce n’est pas du tout une petite réalisation.
La nouvelle stratégie décennale (2024-2033) de la BAD met l’accent sur la collaboration avec le secteur privé africain et international. L’un des objectifs est de tripler les opérations non souveraines de la Banque. Cela est tout à fait nouveau. Assiste-t-on à une transformation de la façon de financer le développement en Afrique ?
Absolument ! Il est connu qu’il n’y a pas assez d’argent public pour relever les défis de l’Afrique et à la BAD, nous pensons que le secteur privé doit jouer un rôle crucial. C’est la raison pour laquelle nous allons tripler le montant du financement que nous lui accordons. Nous avons créé Africa 50, une plateforme de capital-investissement qui s’intéresse aux infrastructures, et qui dispose d’un milliard de dollars de capital, ainsi que d’un portefeuille d’une valeur de plus de 8 milliards de dollars dans lequel elle investit.
La BAD a également lancé ce que l’on appelle l’Alliance pour l’infrastructure verte. Elle va mobiliser 10 milliards de dollars pour le développement des infrastructures vertes.
Mais en fin de compte, ce qui est important pour le secteur privé, c’est la manière dont les industries essentielles sont soutenues. C’est la raison pour laquelle la BAD concentre une grande partie de son travail sur les industries clés comme l’agriculture. Devant plusieurs chefs d’Etats aux dernières assemblées annuelles de la BAD, vous avez déclaré que « toute entreprise qui travaille en Afrique et qui puise des ressources africaines doit payer l’impôt en Afrique ». Ce cri d’alarme est-il entendu par les gouvernements et les multinationales ?
L’Afrique dispose de nombreuses ressources naturelles, mais n’en profite pas comme elle le devrait, tout simplement parce qu’un grand nombre d’entreprises multinationales ne paient ni les impôts, ni les redevances dont elles sont redevables. Elles pratiquent également le transfert de bénéfices. On observe en effet de nombreux flux de capitaux illicites qui sortent d’Afrique. Ainsi, même si les pays possèdent des actifs, l’exploitation de ces derniers les appauvrit au lieu de les enrichir.
Lorsqu’une entreprise travaille dans n’importe quelle partie du monde, en Europe ou aux États-Unis, elle y paie des impôts. Pourquoi ne paye-t-elle pas d’impôts en Afrique ? Pour inverser cette tendance, nous avons tout d’abord soutenu l’idée d’une réforme de la structure mondiale de l’impôt sur les sociétés, afin d’avoir des règles uniformes applicables à tous les pays et proportionner le paiement des impôts à l’exploitation des ressources, quelles qu’elles soient. Et en ce moment, les chefs d’État africains défendent fortement la nécessité de réformer le régime fiscal mondial pour s’assurer qu’ils peuvent bénéficier des actifs qu’ils possèdent. Deuxièmement, de manière plus proactive, la BAD dispose de la « Facilité africaine de soutien juridique », essentiellement composée d’avocats et que nous mettons à la disposition des pays pour les aider à revoir leur situation fiscale, leur dette, etc. Nous avons par exemple réussi à réduire de 94 % la dette d’un pays envers un autre, simplement parce que ce pays ne maîtrisait pas les accords qu’il signait. Nous avons également travaillé avec d’autres pays qui allaient recourir à l’arbitrage mondial parce que des fonds vautours essayaient de profiter d’eux, et nous avons mis à leur disposition la Facilité africaine de soutien juridique, ce qui leur a permis de régler plusieurs de ces problèmes. Mais en fin de compte, je pense qu’il faut des investissements responsables, c’est-à-dire qui bénéficient aux communautés et pays concernés.
A mon avis, les pays eux-mêmes se rendent compte que leur marge de manœuvre budgétaire est très limitée et qu’il n’y a donc pas tant de cadeaux à faire. La proposition d’investissement de l’Afrique est claire : le marché est vaste ; le pouvoir d’achat augmente parce que la classe moyenne se développe ; le taux de rendement dans les pays africains est plus élevé que dans beaucoup d’autres ; le taux de défaillance sur le continent est le plus bas du monde, si l’on en croit les données…
Faudrait-il en finir avec les incitations fiscales, à votre avis ?
Je ne dis pas qu’il ne faut pas accorder des incitations. Mais les incitations fiscales sont comme le sucre dont l’excès entraîne souvent le diabète. Accorder beaucoup d’incitations, c’est comme donner trop de sucre aux investisseurs. Les Etats qui vont dans ce sens manquent de marge de manœuvre fiscale, ce qui est nocif pour leur économie.