Après une brève carrière de banquier, Axel-Emmanuel Gbaou est devenu l’artisan-chocolatier le plus en vue de Côte d’Ivoire. L’Union européenne, la fondation Jack Ma, Netflix et la commission consultative sur l’économie cacaoyère mondiale se sont penchées sur le parcours de l’entrepreneur qui vend son chocolat de Paris à Hong-Kong et d’Abidjan à Nouméa, tout en participant à l’autonomisation des femmes ivoiriennes.
Comment est né cet intérêt pour le chocolat qui vous a conduit à en faire votre métier ?
Axel-Emmanuel Gbaou : Après des études en droit public et en science politique à l’Université d’Abidjan, je suis devenu banquier au sein de la Banque atlantique. A cette époque, je me disais qu’il était indigne pour les Ivoiriens de ne pas avoir en rayons des tablettes de chocolat made in Côte d’Ivoire, alors que nous produisons 2 millions de tonnes de fèves par an. J’ai voulu relever le défi. Le cacao a participé à la construction de notre pays et je me suis dit qu’il pouvait aussi changer ma vie !
En mars 2010, j’ai donc démissionné de la banque (…) Par ailleurs, j’ai grandi avec le cacao, car mon père et mes grands-parents sont planteurs de cacao. Enfant, j’écrasais des fèves de cacao dans la cuisine de ma mère. C’est un secteur qui fait vivre 8 millions d’habitants. Vous pouvez très bien croiser un chauffeur de taxi qui possède sa propre plantation de cacao. Le produit est partout en Côte d’Ivoire !
Si le secteur fait vivre 8 millions d’habitants et que les plantations familiales sont légion, que représente le marché des consommateurs ivoiriens de chocolat ?
La demande de cacao n’est pas encore très développée. Le marché occidental est beaucoup plus dynamique. A titre de comparaison, la consommation moyenne annuelle de cacao pour un Ivoirien avoisine 500 grammes, contre 7 kilogrammes pour un Français. Cela étant, le chocolat représente 30 % de la chaîne de valeur du cacao. Donc, nous n’avons encore rien vu ! Personnellement, je confectionne des glaces avec de la pulpe de cacao, du beurre de cacao et j’ai même produit de la bière de cacao.
Quel apprentissage avez-vous reçu pour devenir artisan-chocolatier ?
J’ai été formé en Côte d’Ivoire par Chef Koné, le maître du chef de l’Hôtel du Golfe à Abidjan. Il avait appris son savoir-faire auprès d’un Français autrefois sacré meilleur ouvrier de France. J’ai suivi une formation intensive pendant six mois à l’hôtel, mais aussi au domicile du Chef Koné. Ensuite, j’ai passé des concours et je suis devenu champion de Côte d’Ivoire et vice-champion d’Afrique chocolat-pâtisserie.
Sitôt votre formation achevée, vous lancez votre propre marque, Le Chocolatier Ivoirien, qui s’est rapidement démarquée. Qui sont vos clients en Côte d’Ivoire aujourd’hui ?
Au moment où j’ai démissionné de la banque, je fabriquais déjà des petits chocolats que je présentais aux sociétés. Mon premier client a été MTN (multinationale sud-africaine dans les télécommunications et la technologie, NDLR). En 2011, pour la Saint-Valentin, la société m’avait commandé des chocolats en forme de cœur pour ses dix agences d’Abidjan. Depuis 2016, nous fabriquons du chocolat pour Air France et nous sommes présents dans une douzaine de vols. Nous avons également 25 saveurs disponibles dans les rayons des magasins Carrefour et nous sommes présents à Prosuma ainsi qu’à l’aéroport d’Abidjan.
En 2019, vous avez fait l’objet d’un reportage sur Netflix avec Bitter Chocolate, Rotten Saison 2, où il était question d’améliorer la rétribution des producteurs locaux…
Depuis 2016, j’ai pu former 2 000 femmes de planteurs de cacao afin de les intégrer dans la chaîne de valeur. Elles représentent 68 % de la main-d’œuvre dans la filière de cacao. Les quelques 1,2 million de cacaoculteurs sont majoritairement des hommes et leurs femmes n’ont pas accès à l’argent du cacao, qui est très faible au demeurant. J’ai donc décidé de participer à leur autonomisation en leur faisant décortiquer le cacao et en les aidant à fabriquer leur propre chocolat dans les villages. Elles torréfient également mes fèves de cacao. A ce jour, ces 2 000 femmes ont décortiqué plus de 70 tonnes de cacao vendues à 5 euros le kilo, tout en diversifiant leur savoir-faire. C’est cette initiative qui a attiré Netflix.
Cette exposition médiatique vous a-t-elle permis de vous ouvrir à de nouveaux marchés ?
Absolument. A la suite de ce reportage, nous avons reçu un appel de l’Hôtel Intercontinental de Hong-Kong. Pendant deux mois, nous avons confectionné tout le chocolat de l’hôtel. Les répercussions ont été considérables. Aujourd’hui, le directeur travaille à l’Intercontinental Park Lane de Londres et la collaboration se poursuit. Nous travaillons aussi avec de nombreux restaurateurs. Par ailleurs, nous avons plusieurs points de distribution à Paris et nous vendons nos produits en ligne. Les Etats-Unis représentent notre premier acheteur devant la France et l’Allemagne. La Côte d’Ivoire et la diaspora nous achètent beaucoup de produits et nous recevons des commandes du monde entier.
Comment sont structurées vos activités et comment évolue votre chiffre d’affaires ?
Aujourd’hui, Le Chocolatier Ivoirien est composé d’une dizaine de collaborateurs en laboratoire et d’une dizaine dans le département packaging, ainsi que de deux commerciaux. De 2016 à 2019, nous avons quasiment triplé notre chiffre d’affaires qui représentait plus de 300 000 euros. La pandémie de Covid-19 a quelque peu stoppé cette progression, mais nous repartons. J’ai bénéficié d’une nouvelle exposition en devenant lauréat de la Fondation Jack Ma en 2020 (dans le top 10 parmi 22 000 candidatures d’entrepreneurs africains, NDLR), ce qui a participé à faire davantage connaître la marque. Avec la récompense d’un montant de 100 000 dollars, nous voulons nous agrandir, car la demande est très forte. Une soixantaine de supermarchés vient de nous passer commande (…) Nous avons également été lauréats de MEET Africa (un programme porté par l’Agence française de développement, Expertise France et cofinancé par l’Union européenne ; NDLR). Nous avons même rencontré le président Macron qui nous a félicités du travail accompli.
En 2015, le président ivoirien Alassane Ouattara vous a nommé Jeune entrepreneur de l’année et depuis quelques années, plusieurs initiatives ont été engagées pour soutenir la création de chaînes de valeur et promouvoir la transformation du cacao localement. Quels en sont les effets sur votre activité ?
Le stand sur lequel nous nous trouvons aujourd’hui au Salon de l’Agriculture de Paris nous a été offert par le Conseil Café-Cacao par exemple. Au niveau des producteurs, il a été convenu avec le Ghana d’un revenu minimum (le Différentiel de revenu décent, NDLR) pour les planteurs de 400 dollars la tonne. Pour l’instant, tout le monde n’y est pas, mais ce sont les règles du jeu… Tant que nous vendrons la matière première, nous resterons dépendants, car son prix est fixé par les acheteurs. Personnellement, je peux vendre des tablettes de chocolat à 10 euros et j’ai même réalisé un masque en chocolat pour 1 000 euros, car la valeur ajoutée réside dans la transformation. A ce moment-là, c’est vous qui fixez le prix. Quand les femmes transforment le cacao, elles peuvent ensuite vendre 10 euros le kilo de beurre de cacao. En revanche, si vous revendez vos fèves à Nestlé par exemple, le prix est de 1 euro et quelques centimes le kilo actuellement. L’Etat fait beaucoup d’efforts pour changer les choses et on observe des avancées, mais je pense aussi que le secteur privé doit s’impliquer, car l’Etat seul ne peut pas tout changer.
Qu’êtes-vous venu chercher au Salon de l’agriculture de Paris ?
Nous sommes là pour vendre et faire connaître nos produits, mais aussi pour rencontrer des distributeurs, car nous souhaitons multiplier nos points de vente. J’ai eu des discussions intéressantes pour distribuer en Italie ou dans d’autres régions françaises. Par ailleurs, notre capital est ouvert ! Nous voulons créer une unité de production afin de tripler notre capacité de production et passer à terme à 1 500 tonnes. Pour y parvenir, nous cherchons à lever 2 millions d’euros.
L’excellence a son prix. Les tablettes de chocolat exposées au Salon de l’agriculture de Paris coûtent 8 euros ou 10 euros. N’est-ce pas prohibitif pour les consommateurs ivoiriens ?
Nous présentons aujourd’hui du chocolat artisanal, ce qui explique son prix. En revanche, nous distribuons aussi d’autres produits dans les supermarchés ivoiriens à des tarifs très compétitifs, d’un coût de 50 centimes d’euros par exemple. Nous disposons d’une gamme de produits qui s’adapte à toutes les bourses.