Catherine Pattillo : « Le FMI a franchi une étape en Afrique »

La planète bouillonne. Un tiers de l’économie mondiale devrait être en récession cette année, tandis que plusieurs pays du continent africain pourraient globalement tirer leur épingle du jeu, selon les pronostics du FMI.

Dans cet entretien , Catherine Pattillo, directrice adjointe pour l’Afrique au Fonds monétaire international, explique le raisonnement du Fonds, revient sur ses grandes lignes stratégiques sur le continent, tout en passant en revue les sujets clés dont la relocalisation des droits de tirage spéciaux, la politique monétaire des pays africains, le lancement de l’Eco au sein de la CEDEAO, l’industrialisation, mais aussi les critiques envers l’institution de Bretton Woods.

Le monde vit une période assez particulière, tant sur le plan économique, financier que géopolitique. En raison de cela, le FMI est-il amené à repenser sa stratégie africaine ?

CATHERINE PATTILLO – Nous traversons effectivement une période très difficile pour le monde et pour notre région. L’Afrique est confrontée, après les chocs du COVID, aux effets de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Nous constatons tous l’impact de la hausse des taux d’intérêt mondiaux et la baisse de la croissance dans de nombreuses économies à l’échelle mondiale. Cela se traduit par une baisse de la demande pour les exportations africaines et par une forte volatilité des prix des matières premières. Alors que les conditions financières mondiales se resserrent et que les taux d’intérêt augmentent, les chocs sur les prix mondiaux des aliments et des carburants s’accentuent. Cela arrive au moment où les décideurs africains étaient déjà confrontés à des marges de manœuvre budgétaires drastiquement réduites, en raison notamment des mesures prises pendant la pandémie visant à soutenir les populations vulnérables. Les décideurs africains voient en outre leur vulnérabilité face à la dette s’accentuer.

Au niveau du FMI, nous réagissons aux nouveaux défis. Dans notre dernier rapport sur les perspectives économiques régionales, nous identifions deux priorités : l’insécurité alimentaire et la nécessité de réfléchir à la politique monétaire. En ce qui concerne la politique monétaire, je voudrais simplement souligner qu’il y a longtemps que l’on se concentre autant sur l’inflation élevée et que sur les défis, parce qu’avant ces chocs, l’Afrique avait connu beaucoup de succès en passant d’une période où l’inflation était très élevée dans un certain nombre de pays à une période où l’inflation et la macroéconomie étaient beaucoup plus contrôlées.

Aujourd’hui, la politique monétaire des pays africains est au centre de nos préoccupations. Mais globalement, la stratégie du FMI dans la région n’a pas changé. Nous nous concentrons sur l’aide aux pays qui font face à des pressions sur leur balance des paiements, qui développent des politiques macroéconomiques et structurelles contribuant à une croissance durable. Nous intensifions nos efforts pour aider les pays de toutes les manières possibles. En cela, nous avons beaucoup innové récemment, y compris pendant la pandémie, avec notamment des financements d’urgence, l’allocation de DTS… nous soutenons un nombre record de pays avec le financement de 22 programmes actifs dans la région qui s’adressent aux pays touchés par le choc alimentaire mondial. De plus, lors des réunions annuelles à Washington, nous avons lancé le nouveau Fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité (FRD), qui sera un financement abordable à plus long terme pour les pays confrontés au défi existentiel du changement climatique. Et nous cherchons à voir comment nous pouvons étendre et adapter notre boîte à outils de prêts pour davantage appuyer les pays en cas d’urgence.

Le tiers de l’économie mondiale devrait connaître la récession selon le FMI. L’Afrique devrait globalement y échapper avec une croissance du PIB certes en baisse, mais non loin des 4% (3,7%). Comment l’expliquez-vous ?

La croissance mondiale va être plus faible. Et pour notre région, nous avons connu en 2020 l’une des pires récessions depuis très longtemps, avec une croissance négative de 1,6. Nous avons ensuite entamé une reprise en 2021, et la croissance s’est améliorée pour atteindre 4,7%. Et maintenant, cette reprise de la croissance a été brusquement interrompue, puisqu’elle a été réduite à 3,6 % en 2022. Clairement, l’année 2023 ne sera pas tellement meilleure. Même si la croissance est supérieure à 3 %, elle ne revient pas à ce qui est nécessaire pour que la croissance réelle par habitant soit suffisante pour aider les gens à améliorer leur niveau de vie. Notre région a connu une très forte réduction de sa croissance, mais commençait à rebondir.  Nous espérions voir les écarts de production commencer à se combler, mais avec le choc de la guerre en Ukraine, nous avons toujours un potentiel de croissance plus faible.

Qu’en est-il de l’Afrique de l’Ouest ?

En Afrique de l’Ouest, je fais un distinguo entre les pays exportateurs de pétrole, ceux qui exportent d’autres ressources et ceux qui n’en exportent pas. Le constat est que nos exportateurs de pétrole ont du mal à faire redécoller leur croissance, comparés aux exportateurs de ressources et certains des pays non exportateurs de ressources. Il y a un autre groupe important : celui des États fragiles et touchés par les conflits, dont un grand nombre sur le continent se situe en Afrique de l’Ouest et dans le Sahel en particulier. Dans ces États fragiles, la croissance a été plus faible en 2021 et en 2022. Tout dépend donc du type de pays et l’Afrique de l’Ouest constitue un mix des différents types de pays.

Le monde est confronté à de nombreux défis : l’inflation, la hausse des prix de l’énergie et la perturbation des chaînes d’approvisionnement. Les banques centrales tentent d’adopter des politiques monétaires pour relever ces défis. En la matière, quelles devraient être -à votre avis- les priorités des États africains ?

Nous avons beaucoup parlé de l’inflation en Afrique, comme dans le reste du monde, lors de notre réunion annuelle à Washington. Face à son accélération observée sur une année, il est nécessaire de s’assurer qu’elle reste sous contrôle, parce qu’elle ronge les revenus réels des populations et fait du mal aux pauvres. En regardant les économies avancées en termes de politiques, les décideurs sont confrontés à un défi très délicat. Et notre point de vue est que les pays doivent agir progressivement. Ils doivent être prudents mais pas complaisants et prêts à agir, parce que la reprise est encore fragile et une grande partie de l’inflation (les prix élevés des denrées alimentaires et des carburants) est due à des facteurs externes. Les pressions de la demande intérieure n’ont donc pas été un moteur important de l’inflation jusqu’à présent.

Environ deux tiers des banques centrales en Afrique ont relevé leurs taux directeurs de 152 à 200 points de base en moyenne. Nous pensons que cela est approprié et, encore une fois, la banque centrale doit continuer à surveiller l’inflation et les attentes en matière d’inflation et être prête à relever davantage les taux. Nous observons de manière générale une attitude prudente et non complaisante, mais certains pays vont probablement devoir se resserrer plus rapidement et peut-être de manière plus décisive.

De quels pays s’agit-t-il plus précisément ?

Il s’agit notamment de quelques types de pays. D’abord, les pays où la demande et les pressions intérieures sont aiguës ou l’inflation est très élevée : c’est le cas de l’Éthiopie, du Ghana, du Malawi, du Nigéria et du Zimbabwe. Ensuite, les pays où le cadre de politique monétaire est moins solide, moins crédible et où les attentes en matière d’inflation sont moins bien ancrées. Encore une fois, ces pays pourraient avoir besoin de resserrer davantage leur politique, afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’effets qui deviennent incontrôlables. Troisièmement, je mentionnerai les pays avec des régimes de taux de change flexibles. S’ils commencent à voir d’importants flux de capitaux sortants et une dépréciation rapide de la monnaie, ces pays pourraient avoir besoin d’agir davantage.

Il s’agit donc à la fois d’un resserrement de la politique monétaire et, pour ceux qui ont des taux de change flexibles, de laisser cette flexibilité jouer un rôle important d’amortisseur et de permettre la dépréciation du taux de change.

Parlant de politique monétaire, nous avons été témoins de la réaction de Kristina Georgieva en 2019 lorsque le président français Emmanuel Macron et son homologue de Côte d’Ivoire Alassane Ouattara annonçaient la réforme du Fcfa et le projet de l’Eco. La Directrice générale a dit que le FMI se tient prêt à soutenir la mise en œuvre de cette importante initiative. L’an dernier, le projet a été reporté à 2027. Mais face à tous les défis évoqués dans cet entretien, ne serait-il pas propice pour la sous-région de rapprocher la concrétisation de ce que certains qualifient de révolution monétaire à l’Ouest du continent ?

De manière factuelle, je dirais que le lancement de l’Éco a été reporté en raison de la crise financière mondiale. Et le projet de la CEDEAO est d’avoir une banque centrale commune qui travaille sur un régime de change flexible. Il y avait donc besoin de s’assurer que ces initiatives étaient bien alignées. Mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie et tous les chocs qui ont suivi et qui ont encore une fois changé le monde, ont contraint les autorités ouest-africaines à repousser le lancement de l’Éco d’ici 2027, le temps de remplir tous les préalables à la concrétisation de ce projet monétaire.

Mais il est aussi important de noter que plus généralement, tout changement de monnaie est un processus à long terme, complexe et qui doit être très bien préparé. De plus, la sous-région travaille actuellement sous un régime de change fixe qui aide les commerçants à préserver la stabilité macroéconomique. Le lancement de l’Eco apportera des changements considérables qu’il faudrait bien préparer afin que ce soit un succès pour tous.

Face à au niveau d’endettement de nombreux pays africains, leurs limites budgétaires et leur faible marge fiscale accentuées par le contexte mondial de crise, les économistes soutiennent les droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI comme source fiable de financement. Mais sur les 650 milliards de dollars alloués à l’échelle mondiale, les 54 pays africains n’en ont reçu que 33 milliards quand les Etats-Unis en ont pour 113 milliards, la Chine pour 42% ou l’Allemagne pour 36 milliards. Où en est la réallocation promise par les pays développés ?

L’allocation de 650 milliards de dollars de DTS a été historique et les 33 milliards alloués à l’Afrique ont permis aux pays de faire face à des défis budgétaires durant la pandémie. Pour ce qui est de la réallocation des DTS à partir des pays ayant une forte position extérieure et une balance des paiements solide pour permettre à d’autres pays d’en bénéficier, trois modalités principales ont été identifiées. L’une d’entre elles est la redirection vers le Fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté et la croissance (PRGT) qui est le fonds utilisé par le FMI pour prêter aux pays à faible revenu à des conditions concessionnelles. La deuxième modalité concerne le nouveau Fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité (FRD) que j’ai mentionné plus haut. Et la troisième modalité est la reconduction des DTS réalloués vers les banques multilatérales de développement comme la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD).

Pour le PRGT, la collecte de fonds est en cours et elle se déroule bien. Ainsi, à l’heure actuelle, le fonds a reçu des promesses de dons correspondant à environ deux tiers des montants de prêts ciblés et moins d’environ 40% maintenant des contributions ciblées pour les subventions, lesquelles permettent d’avoir des prêts d’être concessionnels, c’est-à-dire à taux zéro. Et je pense que c’est vraiment très important au moment où plus de pays viennent au FMI pour être soutenus en ces temps difficiles, sachant que le monde va être davantage secoué.

Ensuite il y a une canalisation vers le FDR dont l’objectif de ressources est de 45 milliards de dollars. Ce fonds a également reçu des promesses d’environ 40 milliards de dollars et les discussions se poursuivent. Pour ce qui est de la reconduction vers les Banques multilatérales de développement, un certain nombre de ces institutions sont en train d’examiner les options de reconduction des DTS et le FMI fournit les moyens techniques à cet effet.

L’industrialisation et surtout la transformation des ressources naturelles constituent une priorité dans l’agenda de développement de l’Afrique. En la matière, que conseille concrètement le FMI aux pays africains lors des rencontres avec leurs dirigeants ?

Nous discutons toujours avec les pays sur la manière dont ils peuvent poursuivre leur transformation structurelle, notamment en faisant des régions riches en ressources des régions à forte productivité industrielle. Etant donné que chaque pays est spécifique, il n’y a de recette unique mais plutôt plusieurs façons de le faire. Il y a une forme de processus de développement où les ressources peuvent passer de l’agriculture à l’industrie puis aux services. Mais il existe de nombreuses voies différentes et certains affirment à présent qu’il pourrait y avoir une forme de développement allant du transfert des ressources de l’agriculture vers les services en raison du potentiel de croissance des services dans l’économie mondiale boosté par la digitalisation et l’essor de la Tech, au regard notamment de l’expérience de certains pays comme l’Inde. Un autre point défendu par certains veut que lorsqu’on parle d’industrialisation, que l’on s’oriente vers l’accroissement de la sophistication de tous les produits. Ainsi, augmenter la valeur ajoutée dans l’agriculture par exemple constituerait un objectif important de transformation.

Nous avons eu de nombreuses discussions avec les pays africains sur les stratégies de diversification et pour certains d’entre eux, le type de stratégie à adopter devrait s’attaquer à la fois aux échecs politiques généraux et aux secteurs spécifiques. Il faudrait s’assurer de disposer des infrastructures et d’un environnement des affaires adéquat, ainsi que des compétences de la main d’œuvre…

Depuis une vingtaine d’années, le FMI est critiqué sur le continent, en raison notamment des mesures souvent conseillées aux Etats. C’était notamment le cas du fameux plan d’ajustement structurel pour ses effets sur le pouvoir d’achat des populations africaines. Aujourd’hui, quelle est l’approche privilégiée par le FMI et comment évaluez-vous les résultats de vos programmes d’appui aux économies ?

Le Fonds a vraiment franchi une étape en Afrique.  Je pense qu’il est important de noter que nous avons intensifié notre travail en matière de croissance inclusive, surtout concernant les questions de dépenses sociales. Ainsi dans nos programmes, nous nous concentrons sur les dépenses sociales prioritaires et nous aidons les pays à s’assurer qu’ils développent des filets de sécurité sociale, qu’ils développent leur capacité à effectuer des transferts d’argent ciblés … Nous collaborons étroitement avec d’autres institutions dont la Banque mondiale. Nous fournissons également beaucoup d’assistance technique aux pays pour les aider à augmenter leurs recettes intérieures afin de disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour les dépenses sociales et les dépenses qui contribueront à protéger les personnes vulnérables. Cela aide à protéger leur pouvoir d’achat et à définir un meilleur ciblage des dépenses pour s’assurer qu’elles sont efficaces.

Entretien conduit par Ristel Tchounand.

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