Climat : « Les pays africains doivent considérer la nature géopolitique et géostratégique de l’énergie »

Expert en développement durable et en énergie depuis bientôt 40 ans, le Professeur Youba Sokona est Vice-président du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) qu’il a rejoint en 1990. Dans cette conversation avec La Tribune Afrique, il partage ses convictions sur la manière dont le continent devrait aborder ce tournant décisif de son développement face à la contrainte climatique.

Vous soutenez un « nécessaire narratif propre à l’Afrique » dans la manière de concevoir la notion climatique. Qu’entendez-vous par là ?

PROF. YOUBA SOKONA – À mon avis, il faut un narratif propre à chacun des pays africains, parce que chaque pays du continent est différent tant sur le plan politique, qu’économique, social et culturel. Même s’il y a des traits de caractère communs à l’ensemble des pays, chacun d’eux constitue une spécificité et chaque pays vit différemment la contrainte climatique. Les politiques de développement de chacun des pays doivent être fondamentalement revues avec la donne climatique, parce que c’est un phénomène qui s’impose à tous et il faut donc faire avec. On ne peut l’ignorer.

Vous défendez également l’idée selon laquelle la question climatique ne devrait pas être circonscrite aux questions environnementales. Pour vous, y a-t-il une nuance entre environnement et climat ?

Le climat fait partie de l’environnement. Mais toutes ces questions d’environnement sont éminemment et fondamentalement des questions de développement. C’est un problème de choix de société, de choix d’infrastructure et tout ce qui s’ensuit. Nous évoquons plusieurs sujets quand il s’agit de climat. L’une des questions essentielles, lancinantes et fondamentales à laquelle l’Afrique fait face depuis des années et qui est très peu abordée est celle du bois et du charbon de bois utilisés pour faire la cuisine. On parle de gaz, on parle de financement…, mais la question des polluants climatiques à courte durée de vie (le monoxyde de carbone et autres), celle des émanations de gaz que l’on voit dans toutes les capitales africaines -qui ont un impact direct sur la santé des gens, sur la productivité agricole, sur les établissements et les infrastructures- ne sont pas du tout abordées, comme si ce n’était pas des questions liées au climat. On se penche beaucoup plus sur les questions à long terme, en parlant notamment d’adaptation. Mais ce qui est immédiat, qui concerne la vie des gens n’est pas évoqué, il n’y a même pas de stratégie liée à cela.

Certains leaders africains parlent de la nécessité de vulgariser l’utilisation du gaz domestique pour améliorer les conditions de vie des Africains. Quel est votre avis d’expert sur le sujet?

La généralisation de l’usage du gaz en cuisine en Afrique est une des options possibles, mais l’option la plus adéquate est le passage à l’électricité. Nous avons la possibilité de le faire. Cela est techniquement possible et économiquement réalisable dans le contexte africain. Avec un panneau de 200 watts, on peut produire de l’électricité et en fournir aux cuisinières qu’il faut également concevoir en mode électrique à induction. Mais pour mettre tout cela en place, il faut de la volonté politique. N’importe quel pays a la possibilité de le faire en définissant une stratégie conséquente.

Ensuite, il faut également considérer qu’en Afrique subsaharienne, toutes les populations sont en train de converger vers les capitaux, tout simplement parce que depuis les programmes d’ajustement structurel, la réflexion sur le développement rural s’est arrêtée. De ce fait, les populations se déplacent vers les capitales dans l’espoir d’avoir accès à de meilleures conditions de vie. Résultat : ces capitales deviennent des cauchemars. Le flux de population étant beaucoup plus important que le développement d’infrastructures, résoudre les problèmes qui en découlent devient difficile. Du coup, l’essentiel de la population dans ces capitales utilise le charbon de bois plutôt que le bois. Or, il faut entre 7 et 8 kilos de bois pour produire du charbon. Les conséquences qui en découlent sont qu’au-delà du fait que cela impact immédiatement la santé -surtout celle des femmes et des enfants de bas âge, cette pratique procède à la dégradation des terres, à l’érosion de la biodiversité et diminue la séquestration de carbone. Il s’agit fondamentalement des problèmes de changement climatique. En 1981, la conférence de Nairobi sur la crise du bois de feu avait mis en évidence cette problématique.  Mais, on ne fait pas le lien avec ce que nous vivons aujourd’hui. On se concentre tout simplement sur un narratif qui n’est pas un narratif fondamentalement africain.

Comment adresser efficacement la problématique de l’énergie si fondamentale ?

Il y a déjà cette notion qu’il faut bien intégrer : l’énergie n’est pas un secteur, l’énergie est un moyen pour satisfaire les besoins socio-économiques. Il n’y a aucun endroit au monde où on a pu améliorer les conditions de vie des gens sans aborder convenablement la question de l’énergie. On ne peut rien faire dans la vie sans énergie. Résoudre la question de l’énergie, c’est résoudre à peu près 70 à 80% des problèmes d’un pays.

Quand on regarde toutes les tensions existantes dans le monde, il y a en toile de fond la question de la maîtrise de l’énergie. La crise ukrainienne, c’est quoi ? C’est l’énergie. Le problème de l’agriculture, c’est quoi? C’est l’énergie. Les pays africains doivent accorder une dimension essentielle à la nature géopolitique et à la nature géostratégique de l’énergie. Ce n’est pas encore le cas, surtout en Afrique subsaharienne.

L’énergie est à la fois le problème de fond du climat – car c’est avec les énergies fossiles qu’il y a eu des émissions de C02- et un facteur de solutions en faveur du climat -car la décarbonation du secteur de l’énergie offre des perspectives pour résoudre les problèmes de l’Afrique. Or, il se trouve que nous avons la chance sur le continent de n’avoir pas encore défini notre système énergétique, de n’avoir pas encore structuré notre futur énergétique. Cela nous donne la possibilité de le concevoir totalement différemment de ce qui existe dans les pays industrialisés. Nous n’avons pas encore défini l’aménagement de notre système d’urbanisation, nous pouvons le concevoir totalement différemment. Ceci en mettant au centre la question de l’énergie, en réduisant la mobilité et en faisant en sorte qu’ on ait des habitats beaucoup plus bioclimatiques et qu’on ait la fourniture d’énergie pour les micros, les petites et moyennes entreprises (MPME).

En matière de développement, le continent a une priorité : l’industrialisation dont l’urgence s’est accentuée suite aux récentes crises mondiales qui ont notamment chamboulées les chaînes d’approvisionnement. Mais est-ce possible dans le contexte actuel du continent de s’industrialiser de manière ‘propre’ ?

On parle très souvent d’industrialisation. Mais l’industrialisation est liée à l’énergie. La grande question aujourd’hui est de savoir quelle est l’option énergétique qui permette d’industrialiser nos pays. Actuellement, ce n’est pas avec les énergies renouvelables que nous pouvons le faire.

Si nous ne résolvons pas l’équation de l’énergie, nous ne pouvons pas nous industrialiser. Même de manière impropre, il n’y a aucune possibilité pour l’Afrique de s’industrialiser sans avoir au préalable résolu la question de l’énergie. L’énergie est le ba.-ba de tout développement. Pourquoi hier les gens sont allés en Chine? Pourquoi aujourd’hui les Chinois délocalisent-ils en Ethiopie? C’est tout simplement parce que l’essentiel du système énergétique éthiopien -surtout l’électricité- provient de l’hydroélectricité, à un coût très bas.

Cependant, il y a des types d’industries à l’heure actuelle qui ne peuvent pas fonctionner avec le renouvelable. C’est le cas par exemple de l’industrie du ciment, de l’aluminium et tout ce qui concerne la sidérurgie … Les endroits dans le monde où le tarif d’électricité est le plus élevé sont en Afrique de l’Ouest. Ces pays ne pourront donc jamais être compétitifs tant qu’ils ne résolvent pas la question de l’énergie. Personnellement, j’ai vécu à Addis Abeba, on y faisait la cuisine à l’électricité, parce que le coût est très bas. Personne n’imagine faire quotidiennement la cuisine à l’électricité à Abidjan, à Cotonou, à Bamako, à Dakar ou à Yaoundé, sauf s’il s’y engage personnellement. Depuis deux ans je vis à Bamako et je suis 100% solaire et complètement déconnecté du réseau d’électricité national. Mais ça, il faut le vouloir.

Il faut réfléchir, il faut imaginer, il faut poser cela comme préalable. Et il faudrait également partir des évidences scientifiques pour informer les politiques. C’est d’ailleurs l’objet d’un des papiers que nous -54 scientifiques et chercheurs dont 40 Africains- avons publié dans Nature Energy. Ce n’est pas à travers les déclarations qu’on résout les problèmes. Quand on dit par exemple qu’il faut utiliser le gaz domestique, cette affirmation est basée sur quelle évidence scientifique ?

Cette donne de l’industrialisation ‘propre’ ne pourrait-elle pas davantage ralentir le rythme de développement de l’Afrique, d’autant qu’il faudrait que chaque pays arrive d’abord à maîtriser tout ce raisonnement, puis à se positionner selon sa spécificité ? De plus, la question des compétences locales -pour emmener les pays d’Afrique subsaharienne à passer le cap- ne se poserait-elle pas ?

Nous avons mobilisé 40 scientifiques et chercheurs africains. Nous avons plus tard été contactés par beaucoup d’autres scientifiques africains qui auraient voulu être associés à la rédaction de notre papier. Ce n’est donc pas un problème de compétence à mon avis. Il s’agit plutôt de créer des conditions et des infrastructures institutionnelles en Afrique pour attirer ces compétences, afin de réfléchir sur ces questions de fond. La plupart de ces auteurs évoluent dans des universités, des écoles et centres de recherche des pays industrialisés, parce qu’on ne les attire pas en Afrique. Suite à notre article à titre d’exemple, nous avons été énormément contactés et avons discuté avec des responsables politiques des pays européens, mais pas un seul des pays africains.

Propos recueillis à Balaclava par Ristel Tchounand.

 

Challenges Radio

Read Previous

La visite à forts enjeux de Macron début 2023 au Maroc

Read Next

Commerce maritime : le canal de suez en mode « âge d’or »!

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.