Conflit en Ukraine : NON, le bitcoin n’est pas devenu une valeur refuge

ANALYSE. Les pressions sur les plates-formes spécialisées ou encore le caractère peu pratique des cryptomonnaies dans les échanges ont freiné l’envol de leurs cours que certains anticipaient début février. Par Jean-Michel Servet, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) et Jean-Paul Delahaye, Université de Lille.

Dans les jours de menace croissante d’une invasion de l’Ukraine par les troupes russes ainsi que dans les jours ayant suivi celle-ci, beaucoup de chroniques ont annoncé l’envol du cours du bitcoin. On attend depuis un mois maintenant l’ébauche de la réalisation de cette prophétie. Cette guerre n’a en effet pas massivement consacré le bitcoin, non seulement comme monnaie de paiement mais comme réserve par rapport à l’or, considéré comme la valeur refuge par excellence.

Jugeons-en par quelques chiffres : le bitcoin cotait 47 000 dollars le 28 mars 2022, alors qu’il était à 34 782 le 26 février 2022. Mais ces données sont surtout à comparer à son cours de 67 566 dollars le 8 novembre 2021, un maximum qu’il n’a jamais retrouvé depuis.

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Pour ce qui est de l’once d’or, elle est passée de 1912,15 dollars le 25 février 2022 à 1945,90 dollars le 24 mars (mais avec une envolée jusqu’au 8 mars et une retombée ensuite). Certains ont même remarqué le jour du début de l’invasion russe un pic pour l’or et un trou pour le bitcoin (leurs évolutions apparaissant alors inversées).

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Le 26 février, les puissances occidentales ont décidé d’interdire l’accès à la Russie à ses réserves, estimées à l’équivalent de 630 milliards de dollars et détenues dans une variété de devises du G10. Simultanément, plusieurs grandes banques commerciales russes ont été exclues du réseau Swift assurant les transactions internationales.

De nombreux aficionados du bitcoin ont alors affirmé que cela ne pouvait que provoquer une fuite devant les monnaies officielles servant de réserve dans les banques centrales. Or, on n’a pas constaté jusqu’ici l’effondrement annoncé dans la confiance au dollar, à la livre ou à l’euro.

Ainsi, entre le 26 février et le 26 mars, le taux de change de l’hryvnia, la monnaie ukrainienne, contre le dollar ou l’euro est resté relativement stable alors que, contre le bitcoin, il s’est déprécié de 14,81 %.

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Les mouvements comparés des devises, des cours boursiers, de l’or et du bitcoin manifestent donc que ce dernier fait d’abord partie des placements largement corrélés à la spéculation. Ils montrent aussi que, dans les périodes de crise telle qu’une guerre, le « cash numérique » offre des performances financières moindres que les actions, les obligations publiques et privées, l’or ou encore d’autres matières premières (sous la forme de titres eux aussi dématérialisés).

Le cash mieux adapté en temps de guerre

Quelles raisons peuvent expliquer l’échec du bitcoin à devenir pleinement valeur refuge et moyen de paiement en cas d’effondrement économique et financier d’un pays en lien avec un conflit armé ? Les explications pour lesquelles l’usage d’une monnaie digitale ne peut qu’être limité, voire très limité, dans une situation de guerre sont de trois ordres.

La première raison tient ce qu’une faible fraction de la population est familière de ce type d’instrument (tant du côté des consommateurs que des prestataires de biens et services). Si le dixième seulement d’une population détient des bitcoins au début du conflit (c’est le cas de l’Ukraine ; un peu moins qu’en Russie où ils seraient 12 %), une telle situation n’est pas propice à ce type d’initiation.

La deuxième raison est qu’il est difficile d’imaginer son usage quand une population subit des ruptures d’approvisionnement en électricité et dans son accès aux réseaux téléphoniques et Internet, tout comme elle peut ne pas avoir accès à de l’eau potable ou au gaz pour préparer ses repas ou pour se chauffer. On doit aussi imaginer une attaque par sous-marins contre les câbles par lesquels transitent des informations, y compris financières et qui rendraient inopérants des transferts électroniques, notamment du fait d’une saturation ou du brouillage des transferts par satellites.

 

Dans ces situations, au quotidien, le cash reste le moyen de paiement mieux adapté, comme éventuellement certains biens de base qui deviennent des substituts communs de la monnaie (ce peut être le litre d’essence ou le kilo de céréales, comme en donne l’exemple de nombreux pays en guerre).

Ajoutons que s’il y a pénurie de biens vitaux par exemple de certains médicaments, de pain, d’eau potable, de carburant, etc. ce n’est pas une monnaie dite « virtuelle » qui, par miracle, permettra leur approvisionnement. Dans les situations que l’on peut qualifier de sièges, la solution passe généralement par l’émission, notamment par des autorités locales, de tickets de rationnement permettant une répartition la plus équitable possible (hors marché noir…). Ce que les pays européens ont connu pendant et après la Seconde Guerre mondiale. On doit penser que ce type de solution apparaît quand le conflit est pensé comme pouvant durer ; ce qui n’est pas (encore) le cas de la situation en Ukraine.

La troisième raison concerne les dépenses publiques et les interventions publiques. Pour financer une guerre, un gouvernement peut mobiliser des ressources que l’État a accumulées en collectant des impôts nouveaux sur certaines activités (pour autant que la situation le rende possible notamment à l’arrière des zones de conflit), en s’endettant auprès de sa population souscrivant à l’effort de guerre, auprès d’institutions financières et de gouvernements étrangers.

On doit remarquer ici que les dons faits à l’Ukraine en cryptos à l’appel de son gouvernement qui ne représentent qu’une infime partie de l’aide globale publique et privée sont immédiatement convertis en devises pour acheter des biens soutenant l’effort de guerre et les populations.

Une guerre est presque toujours largement financée par déficit budgétaire (tout comme on a pu l’observer aussi avec la pandémie de la Covid-19). D’où généralement l’inflation qui l’accompagne et les illusions sur les recettes budgétaires à venir ou le versement de réparations par le pays vaincu.

Or, le bitcoin est par nature un objet financier dont le mode d’émission s’oppose à l’endettement. Il est donc inadéquat en la matière. On doit ajouter que l’idéologie qui préside au développement du bitcoin est largement anarcho-néolibérale. Or, une guerre est menée avec une logique d’administration largement étatique des ressources disponibles et non par un libre jeu de la concurrence et des intérêts privés dont les bitcoiners font la promotion.

Les trois raisons invoquées se situent essentiellement du côté du pays envahi. La quatrième raison que l’on va aborder se situe du côté russe où la hausse des prix à la consommation, donc la dépréciation intérieure du rouble, s’élevait à 9 % avant la guerre et serait, un mois plus tard, montée à 20 %.

Immobilier à Dubaï

Un argument souvent entendu en faveur du bitcoin est l’anonymat des transactions qu’il permettrait. Les pays occidentaux, en prenant des sanctions à l’égard de la Russie et en particulier contre certains de ses oligarques, ont d’ailleurs mis en garde contre les risques de leur contournement par l’usage des cryptos, notamment après le débranchement de sept banques russes du système de messagerie interbancaire international Swift.

En réalité, les pressions exercées sur les plates-formes d’échange de cryptos ont rendu de plus en plus difficile cette utilisation du bitcoin à des fins d’anonymat. La plate-forme Coinbase a ainsi gelé près de 25 000 comptes russes début mars. Ajoutons que le gouvernement russe lui-même n’a aucun intérêt à ce que le rouble soit converti en cryptos, car cela pourrait accentuer la baisse de son cours : un dollar s’échangeait avant la guerre contre 80 roubles, il en vaut un mois plus tard 130 alors que la banque centrale russe a porté son taux d’intérêt directeur à 20 % et a renforcé son contrôle des capitaux.

À noter que nombre de ceux qui réussissent à changer des roubles contre des cryptos les convertissent ensuite en devises, car leur cours est plus stable que celui du bitcoin. Ce qui explique aussi pourquoi le cours du bitcoin n’a pas connu l’envolée anticipée au début du conflit.

Il est annoncé que la Russie s’apprête à accepter le bitcoin parmi les moyens de paiement de ses exportations notamment de gaz et de pétrole (alors que sept mois plus tôt, il avait été annoncé que la Russie allait traquer les détenteurs de cryptos). On peut se demander en quoi l’autorisation de payer notamment en bitcoins changerait la situation pour des importations qui seraient interdites par les puissances de l’Ouest, quel que soit leur moyen de règlement… Ajoutons qu’il est en droit commercial impossible de changer, sans l’accord des deux parties, le mode de règlement d’un contrat dont la devise a été fixée à sa signature.

Le bitcoin n’a donc pas fait la preuve dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par les armées russes qu’il constituait une valeur refuge efficace. Ni pour les Ukrainiens, ni pour les Russes. À moins que ceux et celles qui en détiennent, n’en ayant pas un usage immédiat, pensent que, si son cours n’augmente pas actuellement, il ne pourra que s’apprécier demain et après-demain ; et par conséquent, ils ont ou auraient tout intérêt à le conserver, voire d’en acquérir tant qu’ils peuvent le faire avec le maximum de discrétion. En effet, une minorité seulement le transforme actuellement en d’autres instruments de placement, comme les oligarques russes achetant à Dubaï des biens immobiliers en bitcoin, diversifiant ainsi leur patrimoine en… diminuant l’incertitude produite par sa volatilité.

On peut donc affirmer un mois après l’invasion de l’Ukraine que le Bitcoin n’y est pas devenu une monnaie refuge. Toutefois, le temps limité de l’observation et la multiplicité des facteurs et des tendances et des contre-tendances ne permettent pas de conclure définitivement tant ce type d’analyse doit s’inscrire à court, à moyen et à long terme. Si l’on sort de la zone du conflit, on peut en revanche faire le pari que celui-ci ne pourra qu’inciter les autorités publiques, à l’instar des États-Unis, à réglementer de façon beaucoup plus forte les cryptos, et ce à l’inverse même du projet initial du bitcoin.

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Par Jean-Michel Servet, Honorary professor, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) et Jean-Paul Delahaye, Chercheur en informatique, Professeur émérite, Université de Lille.

 

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

 

 

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