Diplomatie et géopolitique des droits de l’homme : la nouvelle offensive américaine

Il est assez fréquent que les présidents américains démocrates se montrent très favorables aux droits de l’homme au début de leurs mandats avant de verser progressivement dans la fameuse realpolitik. Le président Joe Biden, qui déploie actuellement une diplomatie offensive axée sur la question des droits de l’homme et de la démocratie, dérogera t-il à cette logique de la realpolitik, un peu à l’image d’un certain Jimmy Carter ?

Dans son premier discours de politique étrangère, prononcé le 4 février dernier et qui confirme nettement ses déclarations précédentes, le nouveau président américain Joe Biden avait annoncé que les États-Unis étaient désormais de retour sur la scène internationale. Et, pour ce qui concerne les orientations de ses futures actions, il avait également déclaré entre autres qu’il adopterait une approche agressive à l’égard de la Chine et de la Russie. A moins de cent jours de présidence, l’Administration Biden semble confirmer cette nouvelle tendance de la diplomatie américaine : la Chine et la Russie certes, mais également la Birmanie, l’Arabie saoudite, etc. De toute évidence, le nouveau patron de la Maison-Blanche déploie une diplomatie qui contraste nettement avec celle prônée par son prédécesseur qui faisait absolument fi des questions relatives aux droits de l’homme dans le monde. La nouvelle orientation de la diplomatie américaine avec le président Joe Biden a tout l’air, du moins pour le moment, de donner une place significative aux droits de l’homme et à la démocratie.

Du discours de la méthode à la méthode du discours

Il sied de rappeler qu’à quelques rares exceptions près, les Etats-Unis ont toujours prétendu à une certaine supériorité morale par rapport à leurs concurrents directs. C’est sans doute à ce titre qu’après la parenthèse Donald Trump, les droits de l’homme semblent redevenir l’un des arguments majeurs de la nouvelle diplomatie américaine et même un élément de structuration des relations internationales.

S’agissant principalement de la Chine et de la Russie, il faudra s’attendre à ce que ces concurrents les plus en vue des Etats-Unis leur rappellent à chaque fois leurs propres manquements en matière de droits de l’homme, voire de démocratie. Ainsi, la Chine qui est interpellée entre autres sur la question des Ouïghour pourrait rappeler aux Etats-Unis leur propre politique en matière de traitement des minorités ou encore à leur passé esclavagiste.

Mais la véritable question qui se pose est celle de savoir si la nouvelle diplomatie américaine, axée notamment sur les droits de l’homme, tiendra sur le long terme. En effet, il est assez fréquent que les présidents américains démocrates se montrent très favorables aux droits de l’homme au début de leurs mandats avant de verser progressivement dans la fameuse realpolitik. Le président Joe Biden, qui déploie actuellement une diplomatie offensive axée sur la question des droits de l’homme et de la démocratie, dérogera-t-il à cette logique de la realpolitik, un peu à l’image d’un certain Jimmy Carter ?

Pour les observateurs les plus avertis, les premières offensives de l’Administration Biden en la matière laissent quelque peu dubitatif, qu’il s’agisse de la Chine, de la Russie ou encore de l’Arabie Saoudite au sujet de l’affaire Khashoggi.

Au-delà de la rhétorique

Si les Etats-Unis entendent combattre réellement les violations graves des droits de l’homme dans le monde, ce qui serait tout à leur honneur, la Cour pénale internationale (Cpi) dont ils ne sont toujours pas un Etat membre est sans conteste l’une des institutions indispensables à cette fin. Aussi, les Etats-Unis gagneraient-ils en crédibilité, notamment en ratifiant au plus vite le Statut de Rome de 1998 qui a créé la Cpi. De même, Washington rassurerait les Etats parties au Statut de Rome en retirant purement et simplement les mesures de sanction prises par l’Administration Trump contre le personnel de cette juridiction(cf. l’Executive Order, le décret présidentiel signé le 11 juin 2020). Par ailleurs, il n’est certainement pas superfétatoire de rappeler que la Cpi reste à ce jour l’unique juridiction pénale internationale permanente et à vocation universelle…

Les décisions susmentionnées permettraient à Washington de quitter définitivement le cercle peu glorieux des trois Etats membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies qui sont en même temps des adversaires déclarés de cette juridiction pénale internationale, à savoir : les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Faut-il rappeler que la Cpi est un mécanisme voulu par la composante majoritaire de la Communauté internationale et que sa vocation est justement de contribuer à la paix et à la sécurité internationale par la lutte contre l’impunité, au besoin en raisonnant la raison d’Etat ? De même, faut-il rappeler qu’en œuvrant pour un monde plus juste et plus sûr, cette juridiction contribue également à la réalisation des buts des Nations Unies ?

C’est justement en soutenant des institutions comme la Cpiet en agissant en son sein que les Etats-Unis pourraient légitimement se targuer d’une possible supériorité morale par rapport à certains de leurs concurrents directs dans la course au leadership mondial.

Comment éviter le risque du « deux poids deux mesures » ?

Disons-le sans détour : l’Occident a tellement habitué le reste du monde à la défense sélective des droits de l’homme, au gré de ses intérêts géopolitiques, géostratégiques et économiques, à tel point que la croisade actuelle des Etats-Unis pour le respect des droits de l’homme en Russie ou encore en Chine sonne un peu faux. Au demeurant, cela semble traduire une certaine anxiété des Etats-Unis face à la montée irrésistible de la Chine et d’une Russie de plus en plus décomplexée.

En effet, la question que l’on est en droit de se poser est de savoir si l’Administration Biden adopterait la même attitude de fermeté pour exiger le respect des droits de l’homme quand il s’agira d’autres Etats, notamment ceux alliés aux Etats-Unis ou qui ne représentent aucun contrepoids pour le pays de l’Oncle Sam. Aussi,comment les Etats-Unis pourraient-ils continuer de s’accommoder des graves violations commises depuis tant d’années dans d’autres régions du monde, tout en jetant l’anathème sur la Chine et la Russie. En effet, depuis ses sorties en particulier contre la Russie et la Chine, l’une des questions qui se posent est également celle de savoir si le président Joe Biden prônerait la même fermeté pour le respect des droits, par exemple à l’égard de certains Etats bien connus où le hold-up électoral, la confiscation du pouvoir par la violence ou encore les violations caractérisées des droits de l’homme sont récurrents ?

Le bénéfice du doute

En faisant des droits de l’homme un axe majeur de la diplomatie américaine et un élément essentiel de structuration des relations internationales, les Etats-Unis semblent revenir à l’une des résolutions les plus emblématiques de l’Assemblée générale des Nations Unies, qui plus est porte leurs empreintes : la résolution 377 (V) du 3 novembre 1950, intitulée « Union pour la paix ». En effet, dans la disposition 14 (A.e) de cette résolution devenue célèbre, l’Assemblée générale des Nations Unies se déclare convaincue « […] qu’il ne suffit pas, pour assurer une paix durable, de conclure des accords de sécurité collective contre les ruptures de la paix internationale et les actes d’agression, mais que le maintien d’une paix réelle et durable dépend aussi de l’observation de tous les buts et principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, de la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité, par l’Assemblée générale et par les organes principaux des Nations Unies pour assurer le maintien de la paix et de la sécurité internationales ; et qu’il dépend, en particulier, du respect effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, ainsi que la création et le maintien des conditions favorables au bien-être économique et social dans tous les pays…».

En conséquence de cette approche globale de la paix, l’Assemblée générale « invite instamment les Etats membres à se conformer pleinement à l’action conjuguée et à intensifier cette action en coopération avec l’Organisation des Nations Unies, à développer et à encourager le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et à intensifier leurs efforts individuels et collectifs en vue d’assurer des conditions de stabilité économique et de progrès social, en particulier par la mise en valeur des pays et régions insuffisamment développés » (Disposition 15 de la résolution).

Cette résolution, adoptée en pleine « guerre froide », s’inscrit dans la continuité de la Charte fondatrice de l’Organisation mondiale, laquelle fait de la paix et de la sécurité internationales, la dignité et la valeur de la personne humaine, etc., la raison d’être et la finalité des Nations Unies.

Gageons que c’est à cette noble vision du monde que souscrit l’Administration Biden et qu’elle continuera de guider toutes les autres actions de la diplomatie américaine au cours des prochaines années. Sinon, l’offensive lancée par la diplomatie américaine contre la Chine et la Russie donnerait l’impression d’une nouvelle « guerre froide » dont le monde n’a nullement besoin. Surtout à un moment où les défis auxquels doit faire solidairement face la Communauté internationale sont non seulement nombreux, mais également de taille. Et tout cela invite objectivement à une solidarité agissante entre tous les acteurs internationaux, pour faire de ce monde un lieu sûr, digne et habitable…

(*) Professeur de droit international, Roger Koudé est titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon (UcLy). Son dernier ouvrage, intitulé « Discours sur la Paix, la Justice et les Institutions efficaces, vient de paraître aux Editions des Archives Contemporaines » (Paris, 3/2021), avec la préface du Docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018.

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