Économiste en chef et directeur de la Coopération internationale de la Banque africaine d’import-export (Afreximbank), le Camerounais Hippolyte Fofack joue un rôle central dans le dispositif et la démarche scientifiques de cette institution panafricaine. Dans cet entretien, il livre son analyse au sujet du financement du commerce africain dans un contexte de mise œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), revient sur la méticuleuse question du financement des PME ou la grande question de l’industrialisation propre de l’Afrique…
La force que représente la jeunesse pour le présent et l’avenir économique du continent est de plus en plus mise en exergue. Et les dernières assemblées d’Afreximbank n’ont pas fait d’exception à cette tendance, faisant en plus le lien avec la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). La Banque ayant pour mission de financer le commerce africain, quelle est votre philosophie à ce sujet ?
Dr HIPPOLYTE FOFACK – A l’heure de la digitalisation, l’Afrique -qui abritera plus de 40% des jeunes dans le monde d’ici 2030- est bien placée pour émerger comme ce continent qui bénéficiera énormément des mutations en cours dans le monde. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment accompagner cette jeunesse pour faire de l’Afrique le moteur de la croissance mondiale, le laboratoire de l’industrie manufacturière à une époque de grandes mutations technologiques et d’émergence de nouvelles industries.
En effet nous vivons une période de profondes transformations structurelles induites à l’ origine par l’évolution des technologies qui ont accéléré la vitesse et les flux d’information. Ces développements ouvrent des opportunités énormes aux jeunes de cette époque digitale « Digital Natives ». Ces jeunes ont l’avantage comparatif sur le plan de la maîtrise des nouvelles technologies et seront des acteurs importants dans le processus de développement et transformation des économies africaines durant la mise en œuvre de la Zlecaf.
Alors que le monde va vers la déglobalisation, l’Afrique a créé un grand marché -la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf)- qui est une autre opportunité car suite à l’établissement de cet espace de libre-échange, les questions de compétitivité et de productivité vont être adressées et les économies d’échelle permettront aux entreprises d’accroître leurs marges bénéficiaires. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes optimistes et travaillons étroitement avec l’Union Africaine et le Secrétariat de la Zlecaf pour la mise en œuvre effective de celle-ci. Accompagner efficacement la jeunesse et capitaliser sur les avantages qui découlent de la Zlecaf, favoriseront la diversification des sources de croissance et l’émergence des industries à forte intensité de main d’œuvre pour une croissance plus inclusive.
Lorsque tous les pays y auront adhéré et déposé leur instrument de ratification, nous ferons un pas important vers le processus d’intégration régionale. Les négociations en cours autour des règles d’origine qui devraient être conclues cette année ouvriront des opportunités énormes de croissance pour les entrepreneurs et la jeunesse africaine. Cela permettra de créer les conditions pour que la Zlecaf devienne un vecteur d’industrialisation et de création d’emplois pour des millions de jeunes qui cognent aux portes du marché du travail chaque année.
En même temps, la Zlecaf est une opportunité pour l’émergence de grands entrepreneurs et jeunes industriels africains qui vont accélérer la transformation des économies africaines pour diversifier les sources de croissance de manière à maximiser le développement impact de la Zone de libre-échange africaine dans un monde intégré. Par exemple, suite à l’intégration de la Chine à l’OMC [Organisation mondiale du Commerce, ndlr], son grand marché est devenu un win-win pour le monde, soutenant la croissance du bilan des grandes multinationales américaines et européennes tout en créant les conditions pour l’émergence des jeunes milliardaires chinois. Aussi, le nombre de milliardaires africains qui vont émerger au cours des décennies qui vont suivre la mise en œuvre de la Zlecaf sera un indicateur clé de son succès.
Récemment la Banque ne cesse d’affirmer son engagement en faveur des PME -qui constituent l’écrasante majorité du tissu économique africain- pour justement arriver à construire cette Zlecaf. Comment Afreximbank compte-t-elle déployer son action, afin que le maximum de PME puisse recourir à ses instruments financiers ?
Vous avez raison. Nous pensons que les petites et moyennes entreprises (PME) sont le moteur de la mise en œuvre de la Zlecaf. Afreximbank a toujours soutenu les PME. Certes, nous sommes connus comme une institution-banque de grossistes, délivrant des prêts aux grandes entreprises. Mais à travers notre programme Trade Finance Intermediaries (TFI) -dans le cadre duquel nous travaillons avec des banques qui assurent l’intermédiation avec les entreprises pour les appuyer au niveau national- nous soutenons indirectement les PME africaines. A titre d’exemple, nous avons appuyé 49 000 PME en 2020 et espérons faire encore plus pendant la mise en œuvre de la Zlecaf, parce que cela est nécessaire pour industrialiser le continent et créer des chaînes de valeur régionales ô combien importantes pour mettre le continent sur une trajectoire d’une croissance soutenue.
Pour appuyer les PME, nous disposons de programmes, de partenariats, mais aussi d’un système d’incubation des entreprises qui permet non seulement que nous déployions des ressources, mais que nous leur apportons l’assistance technique pour s’assurer qu’elles vont réussir au sein de cet espace commercial. C’est donc tout un ensemble d’instruments qui sont déployés pour s’assurer que tout ce qui peut contribuer à la mise en œuvre de la Zlecaf est effectivement développé.
La question environnementale est aussi d’un grand enjeu. Le continent africain est le plus faible émetteur de gaz à effet de serre au monde, mais dans le contexte global d’objectif Zéro carbone, l’Afrique s’engage aussi. L’industrialisation est une urgence renforcée par les récentes crises, mais on parle de plus en plus d’industrialisation propre. Cela est-il vraiment possible ? Comment notre continent peut-il véritablement s’industrialiser tout en restant faible émetteur de GES ?
C’est une question fondamentale qui nous amène à ce qu’on appelle le prix du développement. Au moment où les pays occidentaux poursuivaient leur croissance et s’industrialisaient, les externalités négatives n’ont pas été prises en compte dans les questions d’estimation de la croissance. L’Afrique en a payé un lourd tribut. Non seulement nous ne nous sommes pas développés, mais nous avons été les victimes des gaz à effet de serre émis par ceux qui se développaient. Il est impératif aujourd’hui que l’Afrique se développe et elle va se développer. Pour le faire, il faudrait des énergies. Nous ne pouvons pas nous développer sans énergie. Cela est très souvent dit et c’est vrai. La croissance, c’est la transformation énergétique.
Il va falloir que l’Afrique se développe et l’avantage c’est que le continent s’engage dans cette voie un peu tard et pourra faire un saut qualitatif qui lui permettra de bénéficier des nouvelles technologies, appelées communément : green energies. Il est tout à fait clair pour tous que la transition énergétique dans le processus d’industrialisation de l’Afrique ne se fera pas de manière immédiate et soudaine. Elle sera graduelle. Le continent ne devrait pas être marginalisé. Il y a ce carbon trading market [le commerce du carbone] -règlementant les achats et ventes de permis et de crédits permettant au titulaire du permis d’émettre du dioxyde de carbone- qui est devenu un pilier central des efforts pour ralentir les changements climatiques. Désormais, ceux qui polluent le plus devraient payer une taxe à ceux qui polluent le moins. Ce rééquilibrage permettra d’atténuer les externalités négatives qui ont été portées par les uns, sans avoir les bénéfices qui s’imposaient.
Le dernier rapport sur le commerce africain dévoilé au Caire lors des Assemblées annuelles d’Afreximbank met l’accent sur le potentiel des industries créatives et culturelles pour le déploiement de la Zlecaf, tout en établissant le lien avec la jeunesse. Pour quelles raisons la Banque fait-elle maintenant le focus sur ce secteur ?
A travers le monde, les industries créatives et culturelles présentent véritablement de fortes potentialités de croissance. L’expérience du cinéma nigérian est éloquente. Nollywood est devenu en quelques années, la deuxième plateforme de production de films à travers le monde. En plus de cela, on parle depuis quelques années de ce qu’on appelle Commodities- based industrialisation. Or, une chose que nous n’avons pas su faire en Afrique, c’est exploiter notre richesse cotonnière. Nous exportons le coton et importons des tissus. Et quand nous observons récemment l’intérêt grandissant autour du tissu et des costumes africains, nous pensons que si nous avons de bonnes stratégies de Commodities-based industrialisation, nous pourrons -au lieu d’exporter notre coton comme matière première- remonter cette chaîne de valeur depuis la transformation de manière à booster les petites producteurs, valoriser ce coton et déboucher sur des produits finis. C’est ainsi un autre potentiel des industries créatives et culturelles qui pourront accélérer le processus d’industrialisation. Dignement habiller la population africaine sans obérer notre balance de paiement.
Il s’agit en outre d’industries dont les barrières à l’entrée sont faibles. Par conséquent, elles peuvent être un vecteur important pour la création d’emplois dans un continent où 17 millions de jeunes cognent aux portes du marché du travail chaque année, sans toutefois avoir beaucoup du succès.
Les industries créatives vont également nous permettre de capitaliser le talent des jeunes Africains de manière non seulement à diversifier les sources de croissance et à promouvoir le commerce africain, mais aussi de promouvoir la convergence culturelle, afin d’accélérer le processus d’intégration du continent. Lorsque les Sud-africains suivent des films nigérians ou des Camerounais regardent des films burkinabè, ils ne pensent pas au Nigéria ou au Burkina Faso, mais plutôt à l’Afrique. Cette convergence culturelle va faciliter l’intégration africaine.
Par ailleurs, le taux de croissance des industries créatives et culturelles dans le commerce intra-africain est plus élevé que dans le commerce extérieur de l’Afrique. Cela montre que ce type d’industries sera une alternative efficace pour absorber le surplus de main d’œuvre sur le continent africain. Mais aussi comme un accélérateur du commerce intra-régional qui dans d’autres régions du monde s’est avéré être un absorbeur efficace des chocs mondiaux défavorables.
Dans le monde, les industries créatives et culturelles génèrent plus de 2,25 trillions de dollars, soit environ 3% du PIB global. En Afrique, le secteur est peu exploité, alors qu’il a le potentiel de contribuer à la transformation structurelle de nos économies et favoriser la croissance. Les entreprises créatives et culturelles ayant besoin d’évoluer dans des environnements propices, quel est le rôle des gouvernements dans l’émergence d’industries créatives qui comptent dans l’économie de nos pays ?
C’est une question fondamentale. Dans le rapport, nous avons effectué un certain nombre de recommandations et nous avons mis un accent sur le rôle des gouvernements africains pour asseoir et tirer avantage de tout le potentiel des industries créatives et culturelles.
En parlant de contraintes, l’accent est très souvent mis sur le financement. Cependant, d’autres aspects importants nécessitent l’action gouvernementale, notamment la question de la propriété intellectuelle. Tant que la propriété intellectuelle n’est pas garantie, la créativité des jeunes sera contrainte. C’est une problématique à résoudre impérativement. Et en cela, la Zlecaf sera également d’un grand secours, en particulier après la conclusion des Accords prévus dans la phase Deux relatifs au Protocole sur la Politique de la Concurrence, sur l’Investissement, et sur les Droits de Propriété Intellectuelle.
Les standards et les normes dans les industries créatives et culturelles constituent un autre enjeu important qui nécessite l’action des gouvernements africains. Tant que nous n’avons pas de standards et de normes, les exportations de nos industries créatives et culturelles seront limitées. C’est le cas dans l’agriculture à titre d’exemple. Beaucoup de produits agricoles africains ne sont pas exportés parce qu’ils ne répondent pas à certaines normes. Il faudrait que les gouvernements mettent en place des standards, mais travaillent aussi sur leur harmonisation au niveau du continent.
Par ailleurs, nous parlons beaucoup du potentiel des industries créatives et culturelles. Il est énorme et il faut le dire. Mais, les gouvernements n’ont pas assez investi dans les infrastructures qui favorisent la valorisation de ce potentiel. Plusieurs pays africains manquent de vraies salles de cinéma. Il faut donc mettre en place les infrastructures qui permettront non seulement de créer, mais aussi qui faciliteront aux créateurs l’accès aux marchés. Et au 21ème siècle, il ne s’agit pas seulement d’infrastructures physiques, mais aussi d’infrastructures digitales.
Enfin, j’évoquerai un autre aspect très important, mais souvent négligé en matière d’industries créatives et culturelles : la formation des jeunes. Elle qui permettra de sortir d’un cadre qui reste encore très informel. Les gouvernements devraient créer des cadres propices à la formation publique et privée. Il faut que le plus grand nombre de jeunes créatifs africains acquièrent de l’expertise dans des domaines aussi divers que la musique, le théâtre, le cinéma, les sciences et technologies de l’information et de la communication. Il faudra établir des grandes écoles de musique, d’ingénieurs pour former nos enfants. Toutes les grandes nations ont rayonné par leurs cultures et créations artistiques. Il faudra investir dans ce sens pour réintégrer le monde comme le berceau de la civilisation.
Entretien conduit par Ristel Tchounand.