« Il ne faut pas antagoniser la relation de la France avec le Maroc et celle avec l’Algérie » (Emmanuel Dupuy, IPSE)

ENTRETIEN – L’adhésion de la France au plan d’autonomie du Maroc au sujet du Sahara continue d’enrager l’Algérie. Dans un contexte international aux enjeux multiples, comment envisager l’avenir de leur coopération diplomatique aux forts accents économiques dans un Maghreb et plus largement une Afrique inscrite sur la route de l’émergence ? Entretien et décryptage avec Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).

La France a créé la surprise le 30 juillet à l’occasion de la fête du Trône – marquant les 25 ans de règne du roi Mohammed VI – en reconnaissant la marocanité du Sahara occidental. Depuis lors, les réactions algériennes s’enchaînent. Le même jour, Alger a rappelé son ambassadeur à Paris et émet des menaces sur la coopération économique avec Paris. Certaines sources évoquent même qu’en prélude d’une éventuelle rupture économique avec les Français, les autorités algériennes seraient en train de négocier pour revenir à la normale avec l’Espagne, qu’elles avaient sanctionnée lorsque Madrid s’est prononcé il y a deux ans en faveur du plan d’autonomie marocain.

Au Maroc, la position de la France est saluée à plusieurs titres et le président Emmanuel Macron pourrait se rendre dans le royaume d’ici la fin de l’année sur invitation du roi Mohammed VI.

Si en France la classe politique s’est montrée divisée sur le sujet, plusieurs analystes ont noté le timing de cette sortie de l’Elysée qui arrive deux ans après une posture plutôt pro-Algérie.

 Un temps la France se positionne en faveur du Maroc, un temps en faveur de l’Algérie et vice-versa. Dans le temps, n’assiste-t-on pas à une sorte de ping-pong diplomatique ?

EMMANUEL DUPUY – C’est effectivement ce sentiment qui ressort sur le temps long, puisque nous étions nombreux à nous offusquer du fait qu’il y a deux ans, le président Emmanuel Macron avait fait la même démarche avec l’Algérie, assortie d’une sorte de « révolution » diplomatique avec l’envoie de dix-sept ministres et la première ministre Elisabeth Borne qui s’était rendue à Alger avec une perspective de contrats et l’idée selon laquelle la France et l’Algérie allaient se « rabibocher ». On voit bien aujourd’hui que c’est une diplomatie de ping-pong.

A présent, le président français prend la décision, que je crois sage, d’indiquer au Maroc la position de la France, posture qu’elle aurait dû prendre depuis fort longtemps, parce que -chose que nous oublions dans les commentaires que les uns et les autres faisons- c’est à l’initiative de la France qu’il y a déjà eu en 2007, une évolution majeure puisqu’il s’agissait de la résolution poussée par la France au Conseil de sécurité, évoquant le fait que l’autonomie soit une base de discussion. 17 ans plus tard, on évoque le fait que l’autonomie est aujourd’hui la base de discussion la plus logique. Force est de constater qu’on est plutôt dans une logique de ping-pong, donnant l’impression qu’on déshabille Pierre pour habiller Paul et c’est assez néfaste. On aurait dû faire comme l’avait fait le président Chirac en 2004, lorsqu’il s’était rendu à Alger tout en gardant un lien exceptionnel avec le Maroc. On a le sentiment que la position algérienne visait d’une certaine façon à demander à ce que la France désarticule sa relation avec le Maroc pour que la France et l’Algérie puissent être dans de meilleures dispositions.

C’est cela qui a changé. Il y a près de 20 ans, l’Algérie ne présentait pas ce besoin que la France soit dans une logique visant à créer un partenariat stratégique, ce qu’elle avait du reste fait avec le président Chirac qui n’avait toutefois pas remis en cause l’exceptionnalité ou la pérennité de la relation avec le Maroc. Aujourd’hui, l’Algérie est aux aguets, le régime des généraux derrière le président Tebboune et surtout le général chef d’état-major de l’armée algérienne, Saïd Chengriha, se retrouve dans une logique où elle souhaite que la France face un geste en sa faveur, sans qu’elle fasse ce geste en particulier. Et cela est perturbant.

Paris doit-il s’inquiéter de la menace de sanctions économiques de la part d’Alger, notamment la suspension de fourniture de gaz, à votre avis ?

Non ! Et ce, pour deux raisons : premièrement l’Algérie ne le fera pas parce que ce sont des contrats à honorer ; deuxièmement, la fourniture de gaz de l’Algérie à la France est particulièrement mineure pour une raison qui semble avoir échappé à beaucoup de commentateurs, c’est que la plupart du gaz exporté de l’Algérie ne l’est plus vers la France, mais vers l’Italie, 3 milliards de m3 qui avaient été négociés par Giorgia Meloni à l’occasion d’une visite de la cheffe du gouvernement italien en Algérie et surtout une visite d’Etat du président Tebboune à Rome il y a un an et demi. Il n’y a donc aucun risque qu’il y ait suspension, car la part du gaz de la Sonatrach ne va plus exclusivement vers la France, mais vers l’Union européenne à travers divers canaux. L’Italie en est un, l’Espagne en est un autre, à travers la nouvelle configuration de la politique commerciale de l’Algérie vis-à-vis de ses voisins.

Il y avait eu une longue crise entre l’Algérie et l’Espagne comme il y avait eu une longue crise entre le Maroc et l’Espagne, le Maroc et l’Allemagne… De ce point de vue, le président algérien avait compris que la crise en Ukraine lui était favorable pour diversifier les récepteurs d’une bonne partie gaz et du pétrole algériens, d’autant plus que la France comme d’autres pays de l’UE ne dépendent plus du gaz algérien mais de plus en plus du gaz et pétrole provenant du Golfe de Guinée. Cela sera particulièrement vrai dans les années, voire les décennies qui viennent avec les massives découvertes pétrolières au large de la Mauritanie et du Sénégal. Cela permettra aux pays européens de passer dans une logique de moindre dépendance vis-à-vis du gaz russe depuis la crise en Ukraine, moindre dépendance du gaz algérien en compensation.

Le dossier du Sahara semble finalement complexifier les relations diplomatiques de la France avec Maghreb…

Je dirais que la position de la France au Maghreb n’a pas attendu la crise avec l’Algérie pour être particulièrement fragilisée. Premièrement la relation entre le président Emmanuel Macron et le président Kaïs Saïed de Tunisie est exécrable, d’autant plus que la dérive autoritaire du chef d’Etat tunisien l’a rendue particulièrement aigre-douce. Deuxièmement, la politique française au Maghreb, de manière régionale, n’existe plus. Il y a plutôt une relation diplomatique entre Paris et Rabat, Paris et Alger, Paris et Tunis, Paris et la Libye, cette dernière rendue encore plus compliquée par la totale déstabilisation libyenne depuis non pas seulement 2011, mais depuis 2013-2014, suite à l’incapacité de trouver une issue électorale au conflit en Libye. Il n’y aura donc pas de détérioration particulière de la politique française au Maghreb, puisqu’elle n’existe tout simplement plus depuis plusieurs années.

En outre, l’instabilité au Maghreb est alliée à l’instabilité plus globale en Afrique de l’Ouest. Il ne faut pas oublier que la politique française en Afrique du Nord n’existe plus dans le sens où il n’y a plus d’Afrique du Nord, mais plutôt un élargissement du spectre de la scène géopolitique qui englobe et l’Afrique de Nord et l’Afrique de l’Ouest, incluant la façade atlantique et la façade méditerranéenne et faisant la jonction entre le Sahara et le Sahel, et qui, de facto, oblige à repenser l’architecture de sécurité, en tout cas dans la partie occidentale du continent africain.

Quand on analyse tout cela dans le contexte actuel, est-t-il économiquement plus avantageux pour la France d’entretenir de bons rapports avec le Maroc plutôt qu’avec l’Algérie ?

Je ne crois pas qu’il faille antagoniser la relation trilatérale. Bien au contraire, je crois que ce que l’Algérie et le Maroc peuvent apporter sont différents. Le Maroc est un acteur déterminé dans le mix énergétique du continent africain et il réussit plutôt bien, puisqu’il est à 24% de son énergie dépendant des énergies alternatives et ambitionne d’atteindre les 38% à l’horizon de l’agenda 2030 des Nations Unies et de l’agenda 2063 de l’Union africaine.

De toute façon, la relation que nous avons avec le Maroc n’est pas antinomique, je le répète, avec celle que nous avons avec l’Algérie. Chacun des acteurs a des particularités et je ne crois surtout pas qu’il soit bon d’évoquer le fait qu’on aurait davantage intérêt à travailler avec le Maroc et qu’on pourrait se passer de la relation avec l’Algérie. Certainement pas.

Nous avons besoin de l’Algérie dans sa capacité à être dans la perspective des accords d’Alger de mai 2015, un facilitateur, voire même ce qu’il est officiellement c’est-à-dire le parrain de l’accord d’Alger, afin d’assurer une cohésion territoriale entre le nord et le sud du Mali. Nous avons besoin des fortes capacités de l’armée algérienne pour sécuriser les frontières face à l’ennemi qui est commun, les groupes armés terroristes, plus précisément ceux liés à Al-Qaïda, au Maghreb islamique, donc le groupe de soutien à l’islam et aux musulmans.

Nous avons besoin du Maroc pour développer des projets d’infrastructures pluri-décennaux, voire même séculaires, avec la mise en place de l’autoroute hydrogène qui va relier le nord et le sud du Maroc, et de facto l’Espagne (donc l’Europe) au nord et la Mauritanie au sud. Nous avons besoin aussi des grands projets d’infrastructures pétrolières et gazières, le gazoduc entre le port en eau profonde de Lekki au Nigeria et le port de Tanger Med. Nous avons besoin de Tanger Med, le premier port de conteneurs du continent africain, le quatrième port mondial. Nous avons besoin de Dakhla Atlantique 2028 pour essayer de désenclaver un certain nombre de pays -le Mali, le Niger, le Burkina Faso, et pourquoi pas le Tchad- qui ont besoin de développer ou de compléter leur échappatoire atlantique vers le Togo, le Bénin d’un côté, et vers le Maroc et la Mauritanie de l’autre.

Nous avons besoin du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie pour essayer de créer ou recréer une unité du Maghreb pour faire en sorte qu’au lieu d’antagoniser les trois pays ou de mettre en tenaille les relations diplomatiques de ces trois pays, les uns vis-à-vis des autres, dans une seule relation exclusive avec Paris. Paris n’est plus le seul acteur à avoir une politique maghrébine. L’Italie développe une politique maghrébine. L’Espagne conforte sa politique marocaine, précisément parce que l’Espagne est devenue depuis deux ans le premier investisseur au Maroc devant la France.

En synthétisant mon propos, la relation exclusive que la France entendait avoir avec ces trois pays du Maghreb est de plus en plus contestée au sens littéral du terme, avec une compétition. Deuxièmement, cette relation doit s’inscrire dans une dynamique africaine, la réaffirmation de la souveraineté des États africains, un nouveau panafricanisme qui exige, au sens littéral du terme, des relations plus équilibrées entre l’ancienne puissance coloniale et ses anciens protectorats et territoires colonisés. Bref, une relation qui, finalement, conforte l’idée que les pays du Maghreb -à l’instar du Maroc et de l’Algérie- sont des pays émergents et que comme tels, cela impose un agenda qui ne peut pas être différent vis-à-vis de Paris que vis-à-vis d’autres capitales.

Alors qu’il est désormais question d’avenir, au moment où les crises persistent dans le monde, quelle pourrait être la meilleure orientation que Paris pourrait donner à ses relations avec les pays du Maghreb, sachant que le dossier du Sahara a encore de beaux jours devant lui avant sa résolution ?

Le dossier du Sahara va se résoudre et on en prend la direction. L’Algérie n’a absolument plus les moyens de convaincre les États africains de suivre sa position sur le Polisario et sur la reconnaissance de la RASD [République arabe sahraouie démocratique, Ndlr]. En 1984, quand la RASD a obtenu un statut de membre conservateur, les rapports de force et de puissance n’étaient pas du tout les mêmes que ce que nous avons aujourd’hui. Le président algérien, à l’époque, Chadli Bendjedid, était un président fort qui, d’une certaine façon, maîtrisait davantage les enjeux de stabilité régionaux dans une logique où il avait une relation personnelle avec le roi Hassan II. On n’est plus du tout dans cette configuration. Le président Tebboune est un président affaibli. Les militaires algériens sont aux aguets. L’Algérie a choisi une politique ou une orientation de soutien à la position russe avec comme partenaire l’Iran, marginalisant la diplomatie algérienne, la rendant moins compatible avec un certain nombre de pays africains par rapport à leur position plus radicalement hostile à un hégémonisme russe.

De ce point de vue, la position algérienne est plus aussi forte et plus délétère qu’elle ne le fut par le passé. Il y a 17 pays africains seulement qui soutiennent le caractère indépendant des territoires du Sahara occidental. Il n’y a plus que 94 pays dans le monde.

Depuis cinq ou six ans, une bascule s’est opérée, faisant qu’il y a désormais 100 pays qui reconnaissent la marocanité du Sahara. Les rapports de force se sont donc inversés. La position diplomatique marocaine est beaucoup plus habile, beaucoup plus agile. Elle a su créer des partenariats non seulement dans la zone UMOA [Union monétaire d’Afrique de l’Ouest, ndlr], mais également dans la zone CEMAC [Communauté économique des États d’Afrique centrale, ndlr]. La diplomatie du roi Mohammed VI a été une diplomatie qui ne s’est pas focalisée sur l’Afrique de l’Ouest, mais s’est également engagée en Afrique centrale, en Afrique australe et vis-à-vis des États insulaires africains, avec des logiques qui visent à fédérer un certain nombre de pays au-delà des postures diplomatiques qui, parfois, sont peut-être un peu conflictuelles. L’initiative « Façade Atlantique 2030 » visant à réunir les 23 pays du Maroc jusqu’à l’Afrique du Sud, englobe un certain nombre de pays qui ne soutiennent pas totalement les postures diplomatiques marocaines. C’est le cas, par exemple, du Nigérien, ou du Ghana, ou bien évidemment de l’Afrique du Sud.

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