ANALYSE. Le nucléaire civil est fréquemment présenté comme épargné par les risques géopolitiques. Mais l’actualité et les reconfigurations de la filière révèlent les limites de cette analyse. Par Teva Meyer, Université de Haute-Alsace (UHA)
L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la prise rapide de Tchernobyl ont mis un coup de projecteur sur le secteur nucléaire ukrainien.
Stratégiques pour Kiev, les 15 réacteurs en fonction fournissent encore la moitié de la production électrique ukrainienne. Tandis que le pays exploite ses ressources en uranium, il n’a pas les capacités industrielles pour les transformer en combustibles nécessaires pour alimenter ses centrales de technologie soviétique.
Suite à la révolution de 2014, le gouvernement ukrainien a cherché à rompre sa dépendance à l’importation de combustible de Russie. Cette stratégie est partiellement couronnée de succès : en 2021, 6 des 15 réacteurs étaient fournis par des combustibles produits par l’Américain Westinghouse dans son usine suédoise de Västerås.
Avant l’Ukraine, suite aux manifestations de janvier 2022 au Kazakhstan, la presse s’était fait l’écho de craintes concernant la sécurité d’approvisionnement en combustible de l’industrie nucléaire ; le Kazakhstan concentre 41 % de la production mondiale d’uranium.
À l’inverse du pétrole ou du gaz, et en dehors des questions de prolifération, le nucléaire est fréquemment présenté comme épargné par les risques géopolitiques.
La faible part de l’uranium dans le coût de l’électricité, de l’ordre de 5 à 7 %, limiterait sa sensibilité aux aléas politiques. La répartition des réserves, identifiées dans 52 pays, préserverait de tout risque de dépendance. De plus, la densité énergétique de l’uranium permettrait de constituer des stocks de combustibles.
Le rôle clé de la Russie et de la Chine
Les reconfigurations de la filière révèlent les limites de cette analyse, comme le souligne le rapport « Les stratégies nucléaires civiles de la Chine, des États-Unis et de la Russie » de l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques paru en septembre 2020.
La croissance des publications par les think tanks français (IRIS, IFRI, FRS) et anglophones (CSIS, IISS, Carnegie) témoigne également de cette prise de conscience. Et tous s’attardent sur le rôle structurant de la Chine et de la Russie.
L’industrie nucléaire russe a été réorganisée en 2007 par Vladimir Poutine dans une unique société, Rosatom. L’objectif était double : atteindre 45 % d’électricité nucléaire dans le mix national en 2050, mais surtout, créer un géant tourné vers l’export.
Côté chinois, la filière s’est structurée autour de trois groupes – la China National Nuclear Corporation, la China General Nuclear Power Corporation et la State Power Investment Corporation. Cette organisation a nourri des rivalités à l’international, en dépit des tentatives d’apaisement du gouvernement : fondation d’une coentreprise pour déployer un réacteur commun, division du monde en zone d’intervention.
Russes et Chinois ont rempli le vide laissé par le retrait des anciennes puissances industrielles, États-Unis en tête. Dans ce pays, l’effondrement du marché intérieur et le renforcement des réglementations sur la non-prolifération ont marqué le tissu industriel. Deux entreprises, Westinghouse et General Electrics-Hitachi, disposent de réacteurs à la vente.
Le Kazakhstan, cœur de l’industrie uranifère
Les réserves mondiales d’uranium restent importantes, estimées à 8 millions de tonnes, soit 135 années de la consommation annuelle (sur la base de 2020). Toutefois, le recul des prix depuis 2011, tombant sous les 90 $/kg avant la crise du Covid, a recentré l’attention sur quelques pays disposant de ces ressources à faible coût.
Cette dynamique a fait du Kazakhstan, qui détient 31 % des réserves mondiales exploitables à moins de 80 $, le cœur de l’industrie uranifère.
Le secteur états-unien est la première victime de ces prix. Depuis 2014, la production d’uranium y a été divisée par 24, rendant le pays dépendant à 94 % des importations. Poussée par le lobbying des États uranifères républicains (Wyoming, Texas et Nebraska), l’administration Trump a publié en avril 2020 un plan pour contrer l’influence chinoise et russe en quatre points : création de réserves à partir des mines américaines, prolongement des quotas sur l’achat d’uranium russe à 20 % des importations, interdiction d’importation d’uranium transformé de Chine et de Russie, suppression des réglementations limitant l’ouverture de mines. La victoire des Démocrates en 2021 et les divergences sur le nucléaire au sein du parti ont stoppé son application.
L’Afrique au centre des convoitises
Les réserves russes sont importantes (8 % des gisements mondiaux), mais seuls 6 % sont exploitables à moins de 80 dollars. De fait, la production (2846 t en 2021) ne permet ni de couvrir les besoins intérieurs (5000 t), ni de répondre aux ambitions d’exportations (20 000 t).
La stratégie d’expansion russe repose donc sur le développement d’exploitations à l’étranger, via Uranium One, filiale de Rosatom. Si le Kazakhstan reste l’unique source, Uranium One a fait de l’Afrique, et particulièrement de la Tanzanie, une zone de développement prioritaire.
Cette orientation pourrait créer des tensions avec la Chine, dont la consommation d’uranium représente 15 % du total mondial. L’approvisionnement chinois suit la stratégie des « trois tiers » visant à augmenter la production nationale, acquérir des ressources à l’étranger et acheter sur le marché. Mais la faiblesse de ses ressources ne lui permet que de couvrir 20 % des besoins.
La filière conduit une stratégie de rachat de mines à l’étranger prioritairement en Afrique. Si la Chine s’est d’abord dirigée vers le Niger, les efforts se sont depuis portés sur la Namibie où l’industrie uranifère est entièrement contrôlée par les industriels chinois depuis 2019.
Comment Rosatom est devenu incontournable
Pour rappel, les centrales ne s’alimentent pas d’uranium, mais de combustibles dont la production change selon la technologie des réacteurs. Ceux à eau légère, qui constituent 85 % du parc mondial, nécessitent trois étapes de fabrication : la conversion de l’uranium, l’enrichissement et la fabrication des assemblages. Cinq pays (France, Chine, Canada, Russie et États-Unis) contrôlent la conversion. Le risque de dépendance y est limité par les surcapacités structurelles, seuls 55 % des moyens étant mobilisés.
Il en va de même pour l’enrichissement, réalisé dans 13 pays, et dont le taux d’utilisation n’était que de 86 % en 2020.
Rosatom est devenu le principal acteur de la production de combustible, dominant la conversion (35 % des parts du marché) ainsi que l’enrichissement (36 %). C’est toutefois dans l’exportation de combustibles assemblés que son influence est la plus sensible. Un réacteur sur six dans le monde consomme des assemblages russes.
Cette position résulte de l’existence d’un marché captif auprès des exploitants de réacteurs de technologie soviétiques et russes, appelés VVER. En 2019, 100 % de l’électricité nucléaire produite en Hongrie, en Slovaquie, en République tchèque, en Bulgarie et en Arménie était générée avec du combustible russe.
Ce contrôle constitue-t-il un risque géopolitique ?
L’Américain Westinghouse a développé des assemblages pour réacteurs VVER dès les années 1990 et a agrandi son usine de fabrication suédoise pour répondre aux demandes des exploitants ukrainiens.
Mais ces solutions de diversification se heurtent à des obstacles techniques. Westinghouse a connu plusieurs défaillances décourageant les nouveaux importateurs. L’adaptation des combustibles aux caractéristiques de chaque réacteur limite les possibilités de changement rapide de fournisseur. Il en va de même pour les processus d’obtention de licence d’exploitation. La faible concurrence sur ce marché constitue un enjeu majeur, particulièrement au regard des exportations à venir.
Les enjeux stratégiques de l’exportation des réacteurs
Rosatom est le premier exportateur mondial de centrales et contrôle 30 % du marché. Cette réussite relève d’une diplomatie nucléaire proactive épaulée par un réseau commercial implanté dans 60 pays.
Mais sa principale force réside dans la capacité à proposer des solutions de financement. Le modèle dit « Build, Own, Operate » (BOO), appliqué à Akkuyu (Turquie), en est le paroxysme. Ici, Rosatom construit la centrale, en devient le propriétaire et l’exploite en se remboursant par la vente d’électricité.
La Chine reste loin derrière. Face au retard pris sur les objectifs d’extension du parc national, l’export est devenu un impératif pour les industriels chinois. À ce jour, la Chine n’a vendu que quatre tranches en dehors de ses frontières, au Pakistan, et les contrats espérés dans les pays de la Belt and Road Initiatives sont loin d’être concrétisés.
Les tensions avec l’administration Trump ont ralenti les projets européens, à l’image de la Roumanie, où le gouvernement a retiré sous pression américaine la participation chinoise au projet de Cernavoda à l’été 2019.
Les prochaines années verront ainsi se tenir des débats grandissants sur l’avenir du nucléaire, à mesure que les réacteurs existants vieilliront. Comme tout système énergétique, le nucléaire n’est pas épargné d’enjeux géopolitiques. Parallèlement aux questions économiques et environnementales, ces éléments devront informer les décisions.
Par , Maître de conférences en géopolitique et géographie, Université de Haute-Alsace (UHA)