La Côte d’Ivoire poursuit sa croisade contre les multinationales du chocolat

Avec 40% de la production mondiale de cacao, la Côte d’Ivoire, engagée dans une lutte contre la paupérisation de ses cultivateurs, maintient la pression sur les multinationales du chocolat qui contournent le différentiel de revenu décent (DRD), pourtant arraché de haute lutte avec le Ghana dans le cadre de l’Initiative Café-cacao Côte d’Ivoire-Ghana (ICCCIG). Reportage.

En cette matinée d’octobre, la circulation est perturbée sur le corridor de Soubré, un des fiefs du cacao ivoirien situé à l’ouest du pays. L’unité spéciale de la police criminelle en charge de la lutte contre le travail des enfants vient de déclencher une opération de contrôle inopinée, à la recherche de mineurs non accompagnés, susceptibles d’être enrôlés dans des trafics en tous genres, et notamment dans les plantations de cacao.

Les brigades armées ne passent pas inaperçues. Sur les trottoirs, des marchands qui vendent fruits et légumes, crédits téléphoniques et ustensiles de toutes sortes, observent la scène avec attention. Après quelques minutes d’attente, le premier véhicule de transport public s’arrête. Une porte s’ouvre et laisse découvrir un intérieur suffocant, dans lequel se serrent des passagers impassibles, mais néanmoins impatients d’arriver à destination. En quelques minutes, chacun décline son identité. Après une rapide vérification, le policier referme la porte du véhicule. Aucun enfant seul n’a été repéré cette fois-ci, mais l’opération se répétera.

« En mai 2021, l’opération NAWA 2  (menée avec l’appui d’Interpol et de l’OIM, ndlr) dans les départements de Soubré et de Méagui, a débouché sur l’arrestation de 24 trafiquants, dont 5 ont été condamnés à 20 ans de prison ferme. Nous avions réussi à extraire 68 enfants », se félicite Luc Zaka, commissaire principal et commandant de la sous-direction de la police criminelle en charge de la lutte contre la traite des enfants et la délinquance juvénile (SDLTEDJ). En 10 ans, 1.000 personnes ont été arrêtées et 300 ont été condamnées à des peines de prison ferme, selon les autorités ivoiriennes.

Entre lutte contre le travail infantile et label-qualité

La lutte contre le travail d’enfants, synonyme de menace en termes de « durabilité » et de « production responsable » pour la filière cacao, fait l’objet d’une attention accrue depuis 10 ans. La Côte d’Ivoire qui génère à elle seule 40 % de la production mondiale, démultiplie les initiatives et renforce ses moyens techniques et financiers, mais aussi juridiques et policiers.

Sur le volet politique et juridique, un Comité interministériel de lutte contre la traite, l’exploitation et le travail des enfants (CIM) a été créé en 2020. Simultanément, un Comité national de surveillance des actions de lutte contre la traite, l’exploitation et le travail des enfants (CNS) voyait le jour, pour opérationnaliser la stratégie nationale. Enfin, 6 antennes de polices régionales (à Soubré, Bouaké, Man, Korhogo, Boundoukou et San Pedro) ont été mises en place pour arrêter les trafiquants et intercepter les victimes.

« Je suis arrivé en Côte d’Ivoire il y a six mois. Un jour, un homme est venu voir mes parents au village. Il leur a dit que j’allais trouver du travail dans les champs, en Côte d’Ivoire », explique timidement Fatao, 15 ans, découvert non loin de Yamoussoukro. Intercepté rapidement, il suit aujourd’hui une formation professionnelle dans le Centre d’accueil des enfants de Soubré (financé par la Fondation Children of Africa présidée par la Première Dame de Côte d’Ivoire, Dominique Ouattara) le temps de retrouver ses parents au Burkina Faso, de l’autre côté de la frontière.

Dans son combat contre le travail des enfants, l’Etat s’appuie aussi sur les communautés villageoises. « Mon père travaillait dans le cacao. Après avoir passé des  années à Abidjan, je suis rentré au village pour devenir à mon tour cacaoculteur », explique Jean Siry Gnombre, 50 ans. Membre du Comité de protection de l’enfance de Gripazo, il sensibilise les villageois au travail des mineurs exposés aux machettes ou aux pesticides. « C’est important de protéger nos enfants, mais ce n’est pas toujours facile de convaincre les villageois. Certains pensent que ces conseils de « l’Etranger » ne sont pas adaptés à nos vies », ajoute-t-il.

Cette stratégie nationale commence néanmoins à porter ses fruits. Ainsi, durant la dernière décennie, plus de 200 000 enfants ont été secourus et plus de 1000 trafiquants arrêtés, selon les autorités ivoiriennes. En 2020, ils étaient encore 1,56 million d’enfants astreints au travail du cacao au Ghana et en Côte d’Ivoire selon l’International Cacao Initiative (une ONG suisse fondée en 2022). Si le travail des enfants dans les plantations de cacao s’est imposé comme une priorité nationale, c’est que l’enjeu est de taille. De la « durabilité » du produit dépendra aussi l’avenir de la filière. Répondre aux exigences RSE des consommateurs occidentaux, tout en tenant les engagements de durabilité conclus avec les multinationales du chocolat, n’est plus une option humanitaire, mais un impératif économique.

Travail infantile dans le cacao : une conséquence des prix bas ?

Entre héritage familial et nécessité du quotidien, le travail des enfants dans la cacaoculture n’est pourtant pas un fait nouveau. « Une bonne partie des enfants exploités dans les plantations de cacao viennent de pays frontaliers comme le Mali ou le Burkina Faso, sans vouloir stigmatiser personne »; explique le commissaire Luc Zaka. Pour endiguer ce phénomène, la Côte d’Ivoire a d’ailleurs signé plusieurs accords de lutte transfrontalière contre le trafic d’enfants, avec le Ghana, le Mali et le Burkina Faso.

En 2015, l’obligation de scolarisation passant de 14 ans à 16 ans a contribué à faire sortir plusieurs milliers d’enfants des plantations. En une décennie, le taux de scolarisation en zone cacaoyère est passé de 58 % en 2009 à 90 %, selon les autorités.

Néanmoins, c’est bien la pauvreté qui touche encore les petits producteurs, qui poussent un certain nombre d’entre eux à recourir à la main-d’œuvre infantile, le plus souvent au sein d’une même famille. Nombreux sont les planteurs qui, avec moins de 2 euros par jour, n’ont pas les moyens d’embaucher de travailleurs agricoles, la saison des récoltes venue. Cette pauvreté qui sévit dans les plantations en dépit des milliards de dollars générés chaque année par le secteur, a conduit la Côte d’Ivoire et le Ghana, à organiser une contre-offensive commune.

« Comment se fait-il qu’en produisant une tonne de cacao, le producteur africain ne puisse pas acheter une seule tablette de chocolat ? », interpellait le président ghanéen Nana Akufo-Addo, fin 2019, à Johannesburg en Afrique du Sud. Depuis, l’offensive ivoiro-ghanéenne s’est structurée à marche forcée, plaçant la « juste rémunération » des cacaoculteurs au cœur de tractations internationales…

Le Différentiel de revenu décent ou le « SMIC » du cacao

« La Côte d’Ivoire produit plus de 2,2 millions de tonnes de fèves de cacao, soit environ 44% de la production mondiale. Ce secteur représente environ 14 % du PIB, 40% du PIB agricole, 40 % des exportations et assure, directement ou indirectement, les ressources de subsistance à près de 6 millions de personnes sur le territoire national », rappelle Kobenan Kouassi Adjoumani, ministre ivoirien de l’Agriculture et du développement rural.

Pourtant, « l’or brun » ne fait toujours pas vivre décemment son cacaoculteur, sous les tropiques ivoiriens où près d’un paysan sur deux vit sous le seuil de pauvreté (moins de 1,9 dollar par jour). « Sur plus de 100 milliards de dollars générés par la chaîne de valeur mondiale de l’industrie cacaoyère, seulement 4 à 5 % reviennent aux pays producteurs », déplore le ministre ivoirien.

Le Ghana et la Côte d’Ivoire qui représentent ensemble, plus de 60% de la production mondiale, ont élaboré une stratégie de riposte commune. En 2020, ils créent l’Initiative Cacao Côte d’Ivoire-Ghana (ICCIG) dont la première initiative fut la mise en œuvre d’une prime au producteur appelée le « Différentiel de revenu décent » (DRD).

Entré en vigueur en octobre 2020, le DRD correspond à une prime de 400 dollars la tonne métrique applicable à tout contrat de vente de cacao venu du Ghana et de Côte d’Ivoire, exempté de toute fiscalité et entièrement reversé à l’agriculteur. Dans le prolongement de la mise en place de cette prime, l’Etat ivoirien s’est engagé à garantir un prix de 1 000 Fcfa le kilo (soit 1,52 euros) dès la campagne 2020-2021.

L’épreuve de force avec les multinationales se poursuit

Après l’optimisme généré par l’instauration du DRD, l’enthousiasme est vite retombé. Le prix du kilo a été revu à la baisse, passant de 1 000 Fcfa à 825 Fcfa. Les géants de l’industrie du chocolat ont avancé la baisse de la demande mondiale suite au Covid-19, pour limiter leurs achats et annuler un certain nombre de contrats, tout en puisant dans leurs stocks.

Le DRD doit assurer un prix-plancher, indépendamment des variations observées sur le marché international (le prix du cacao étant fixé sur les marchés de Londres et de New-York, ndlr), mais « malgré leurs bénéfices records, les multinationales sont revenues avec des exigences nouvelles liées à la déforestation et au travail des enfants », explique Brahima Yves Koné, le directeur général du Conseil café-cacao (CCC). « En réalité, personne ne veut appliquer le DRD », estime-t-il.

« Aujourd’hui, 6 ou 7 multinationales font la loi sur le marché (Hershey, Nestlé, Cargill, Mars, Mondelez International, Barry Callebaut et Olam International). Ne nous cèderons pas. C’est pourquoi le Ghana et la Côte d’Ivoire ont boycotté la dernière réunion de la Fondation mondiale sur le cacao, à Bruxelles », ajoute-t-il.

Si le directeur du CCC voit rouge, c’est que de tentatives de contournement en « primes négatives » qui viennent grignoter le bénéfice du DRD depuis sa création, la coupe est pleine. Le CCC et le Ghana Cocoa Board ont dénoncé « une rupture de confiance » et menacé d’interrompre leurs programmes de certification et de durabilité, pourtant indispensables aux exportateurs pour avoir accès aux marchés européen et américain.

Du fait d’un manque de capacités de stockage, il reste difficile aux pays producteurs, de contrôler leur production. Ainsi, sur fond de surproduction régulière, le prix réel du cacao s’est effondré. Il est aujourd’hui 4 fois inférieur à celui des années 70, selon la Banque mondiale. « Nous sommes faibles, car nous ne consommons pas ce que nous produisons. En 1955, 1 kg de cacao permettait au paysan d’acheter 10 pagnes en wax hollandais et aujourd’hui, avec 45 kg, il peut tout juste s’acheter un pagne ! Un jour viendra où les producteurs se décourageront », prévient-il.

La transformation serait-elle la seule voie pour rendre la filière du cacao plus « inclusive » en Afrique ? « Nous pouvons toujours inciter les producteurs à transformer le cacao pour plus de valeur ajoutée, mais nous avons bien conscience qu’ils n’en ont pas les moyens », explique le directeur général du CCC, dans une certaine impuissance.

De mémoire d’Ivoirien, l’épreuve de force entre l’Etat et les multinationales renvoie à l’épisode de 1987-88,  lorsque l’ancien président Félix Houphouët-Boigny avait bloqué toute sortie de cacao, pour faire remonter les cours du marché. Cette initiative s’était soldée par un échec qui avait contraint les paysans à vendre leur production à prix cassé.

Néanmoins, si la Côte d’Ivoire n’a pas réussi seule, à faire plier le marché mondial du cacao, l’Initiative Cacao Côte d’Ivoire-Ghana (ICCIG) aussi appelée « l’OPEP du cacao », ambitionne d’y parvenir. Elle pourrait bientôt être renforcée par la présence du Nigéria et du Cameroun qui viennent de déposer leur demande d’adhésion. Le cartel du cacao à lui-seul, représenterait alors 75 % de la production mondiale.

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