« La Politique de la France en Afrique est un échec complet »

Entretien exclusif avec Bertrand Badie, politologue, chercheur, auteur

Partisan d’une irruption des sociétés civiles dans les relations internationales, le politologue Bertrand Badie, Professeur émérite à Sciences Po, livre sa vision de la place que devrait occuper l’Afrique dans l’espace monde actuel, dont elle continue d’être exclue alors qu’elle est au centre de toutes les préoccupations. Compte tenu des interdépendances crées par la mondialisation – et n’en déplaise à la France qui, selon lui, a « complètement raté sa politique africaine », le continent pourrait bientôt mieux tirer son épingle du jeu dans une gouvernance globale où les forts et les faibles sont à égalité de risque.

 

Diriez-vous que l’Afrique noire est «bien partie» ou bien «mal (re)partie», pour paraphraser l’ouvrage de René Dumont sorti il y a exactement soixante ans ?

L’Afrique est dans une situation paradoxale. D’une part, elle se trouve propulsée au centre du système- monde en raison de son évolution démographique, de son sous-sol qui regorge de minerais rares, utiles aux technologies modernes et hélas parce qu’elle est de plus en plus un des principaux champs de bataille du monde, même si le conflit ukrainien nous l’a fait un peu oublier. D’autre part, on est dans ce paradoxe d’un continent majeur, pour le meilleur et pour le pire, dont la marginalisation internationale n’a jamais fondamentalement changé. D’abord pensé comme une périphérie en tant qu’espace colonial, le continent est entré dans la tiers-mondialisation, puis dans l’ère du développement mais n’est même plus considéré, contre toute évidence, comme un enjeu majeur des relations internationales. Quant aux dirigeants africains, ils sont victimes du cercle vicieux de «l’Etat importé » qui conduit à une inefficacité croissante, et de leur désir de se maintenir à tout prix au pouvoir. Reste la société civile africaine qui est heureusement de plus en active dans sa contestation comme dans sa volonté de s’impliquer. Nombre d’ONG, en Afrique, sont plus efficaces que les Etats. La jeunesse africaine -que je rencontre fort nombreuse dans les amphis- m’étonne par sa capacité à débattre et à innover. C’est peut-être dans ce volontarisme civil que se fera l’inversion du cours du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Bien malin celui qui pourra dire si, dans soixante ans, le continent sera un enfer ou un paradis !

En plus de l’embargo sur le gaz et le pétrole russe, la guerre en Ukraine a provoqué des ruptures de stock sur le blé et les oléagineux. Que vous inspire cette situation qui menace l’Afrique de famine ?

Compte tenu des interdépendances actuelles et du positionnement de ce conflit dans le monde, l’Afrique n’est pas moins bien lotie que le reste de la planète, mais elle en souffrira davantage ! En tout état de cause, ici comme ailleurs, le temps de l’autarcie alimentaire est dépassé : la crise ukrainienne nous rappelle que ce qui frappe l’un frappe tout le monde. Sur le plan militaire, l’Afrique est absente de ce conflit armé : pourtant, parmi ceux qui souffrent et qui risquent d’être les sacrifiés de l’affaire, aussi bien par les Russes que par les gardes-frontières polonais, figurent les ressortissants africains qui vivent dans la région. Et les effets indirects de la guerre, comme les sanctions, le ralentissement des échanges ou les conséquences indirectes sur l’économie mondiale, s’abattent brutalement sur les pays africains plus vulnérables que les autres. Il y a un «chantage à l’Afrique», notamment, mais pas seulement, de la part de la Russie dans le bras de fer qui l’oppose à l’Occident, avec comme principal effet d’affamer et de conduire à la mort les populations africaines, particulièrement fragiles, si cette logique de l’exclusion devait continuer.

Récemment, à Davos, le FMI a exhorté à «ne pas céder à la tentation du protectionnisme», réitérant ses appels en faveur de la mondialisation. Vous qui avez écrit, en 2018, un essai sur «La force de la faiblesse » (Quand le Sud réinvente le monde) croyez-vous que le multilatéralisme et l’économie libérale représentent une panacée pour le continent africain ?

La mondialisation a évolué vers un néolibéralisme voulu par les acteurs économiques. A la base, elle s’est traduite par la mise en place progressive de logiques d’interdépendances systémiques avec, entre autres, la création d’un marché au niveau mondial fonctionnant au bénéfice des plus forts. Cette main invisible -censée tout résoudre- n’a pas eu l’effet de ruissellement escompté. Au contraire, elle est venue creuser les inégalités et mettre en péril la plupart des sécurités humaines. De leur côté, les acteurs politiques ont tenté d’institutionnaliser cette mondialisation à l’avantage des grandes puissances. Ce qui a donné naissance au multilatéralisme tel que nous le connaissons. Mais l’échec de ces inventions semble tout aussi profond, car le néolibéralisme s’est révélé plus fort que les institutions de Bretton Woods ou l’OMC. Il en est allé de même pour la régulation sur le plan politique. D’où l’impasse que nous connaissons au Conseil de sécurité des Nations Unies. Comme je l’avais indiqué dans un article publié en novembre 2019, nous sommes arrivés à «l’acte II de la mondialisation». Nous devons maintenant nous organiser de manière plus efficace, c’est à dire autour d’un objectif commun qui est la sécurité globale. Celle-ci est différente de l’adjonction de priorités nationales. Il nous faut sortir du multilatéralisme oligarchique pour adopter une vraie gouvernance mondiale. En 1994, dans sa grande sagesse, le PNUD appelait à la promotion de la sécurité humaine. Dans cette perspective, la gouvernance globale, consiste à gouverner non pas en fonction des intérêts de chaque acteur, mais en fonction des besoins humains et sociaux globaux et fondamentaux. Elle n’est donc plus compatible avec la hiérarchisation des puissances : les Etats puissants sont à égalité de risque avec les faibles, que ce soit face au réchauffement climatique, à la pandémie ou à la guerre en Ukraine. Dans un tel contexte, face à de tels impératifs, il n’y a pas de solution toute faite : notamment, le protectionnisme ou le souverainisme d’antan relève soit de l’hypocrisie, soit de la mise en danger de la vie d’autrui. Même si tout doit être fait pour favoriser la dé- distanciation, c’est-à-dire la capacité de produire près de chez soi !

Vous avez dirigé, l’an dernier, un ouvrage collectif intitulé « La France, une puissance contrariée – L’état du monde 2022 ». La perte d’influence de la France en Afrique, c’est une réalité ou une simple illusion d’optique ?

L’échec de la France en Afrique n’est pas une illusion d’optique, mais bien un échec complet ! Il l’est sur le plan militaire avec Barkhane sur lequel j’avais d’ailleurs émis des doutes dès l’opération Serval, mais il l’est aussi sur le plan politique, coopératif, social. Si la France a échoué à ce point en Afrique, c’est qu’elle n’a jamais voulu comprendre le sens profond du mot décolonisation, les dynamiques nouvelles qui se construisent au sein des populations africaines pour repenser leur rôle dans la construction même de la mondialisation et pour inventer un ordre politique africain inédit. Ce sont ces efforts qu’il fallait accompagner. Les gouvernements qui se sont succédé à Paris ont toujours cru, à tort, que le rôle de la France dans le monde passait par le «maintien de son rang», ce qui supposait la sauvegarde à tout prix d’un pré carré africain. C’est une équation suicidaire et nous assistons aux malheureux résultats de ce suicide. Il faut tout rebâtir. Dans la mondialisation, un Etat ne doit pas penser à son rang, ni à ses responsabilités particulières, mais d’abord à sa responsabilité globale.

Malgré l’annonce par de grands groupes français (Bolloré, BNP, etc.) qu’ils quittaient l’Afrique francophone où ils étaient solidement ancrés, la présence des entreprises françaises en Afrique noire et au Maghreb est toujours aussi écrasante…

Si je voulais établir la puissance de la France en Afrique, je ne commencerais pas nécessairement par y déployer des entreprises, fût-ce de la taille de celles que vous mentionnez ! Il y a d’autres priorités plus importantes, liées à l’accomplissement de la sécurité humaine, dans les domaines sanitaire, climatique ou alimentaire ! Tout comme projeter une image militaire au sud n’est pas non plus une panacée : la menace djihadiste n’est certainement pas la plus létale en Afrique, mais tient au contraire au fait qu’on ait délaissé les priorités sociales.

Les Européens ont été capables de faire preuve d’une belle solidarité à l’égard des réfugiés ukrainiens, mais rejettent les migrants venant d’Afrique… N’y a-t-il pas -là- deux poids, deux mesures ?

On a sans doute là l’expression d’une persistance des paramètres raciaux dans le jeu international comme dans le jeu social. Toutefois, ce phénomène n’a pas la même intensité partout. Des élections viennent de se dérouler en Allemagne sans que l’immigration ne soit au centre des débats. Il existe encore quelques pays occidentaux où cette question n’est pas une source d’hystérie. Ce qui n’est pas le cas en Europe de l’Est, même dans certains pays d’Europe occidentale. Pourquoi ? Pace que la dénonciation de la migration est une marchandise électorale qui se vend bien, surtout en conjoncture économique difficile. Ainsi explique-t-on le taux élevé de chômage en France par la présence de migrants venus soi-disant «prendre le travail des Français», alors que c’est faux ! Force est de constater que des sociétés affectées par le populisme et le néo-nationalisme souffrent toutes d’une peur de la mondialisation. Plus exactement du sentiment que la mondialisation a davantage profité aux autres qu’à soi-même. C’est d’ailleurs le même sentiment de déception et de frustration qui s’est exprimé aux Etats- Unis avec l’élection de Donald Trump, en 2016. Le seul moyen de combattre cette pathologie, c’est d’apprendre à mieux cerner la mondialisation pour comprendre que la migration n’est en rien responsable de ces turpitudes. L’autre condition, c’est de redéployer sa puissance pour la mettre au service d’une politique mondialisée et non pas au service exclusif de sa propre puissance. L’Allemagne a été capable de faire ce saut, mais la France est allée dans le sens contraire…

«L’Afrique n’est pas malade et les Européens ne sont pas des médecins» Dans la compétition que se livrent la Chine et l’Europe en Afrique, de qui profitera-t-elle le plus ?

Le modèle chinois vit son printemps, là où nous, Européens, tissons notre automne. Les Chinois sont arrivés en Afrique à la recherche d’une coopération plus pragmatique que messianique en disant : «nous respectons vos valeurs. Nous ne cherchons pas à vous coloniser comme l’ont fait les Occidentaux». Ils ont su faire jouer la solidarité entre dominés, mais je ne suis pas sûr qu’à long terme ce discours soit toujours aussi bien accueilli. Car il n’y a pas de modèle d’aide exemplaire sauf global, c’est-à-dire multilatéral. Les vieux modèles caritatifs ou de mise sous tutelle ont, tous, échoué parce qu’il n’y a de développement réussi que lorsqu’il est pris en charge par les acteurs locaux eux-mêmes, soutenus de surcroit par des politiques visant à promouvoir le lien social ! Or, jusqu’à présent, on n’a pas suffisamment laissé lesAfricains retisser des liens sociaux entre eux (…).

Quid de l’aide russe ou de l’aide turque voire de l’aide américaine et japonaise à un continent qui continue de vivre à crédit à cause de son manque d’industrialisation et de sa dépendance vis-à-vis des matières premières ?

L’aide russe, c’est la caricature de ce qu’il ne faut pas faire ! Nous avons là un bel exemple de verticalités avec des logiques hiérarchiques, militaristes, et souvent mafieuse, rédhibitoires en matière de coopération. En comparaison, les Chinois sont beaucoup plus subtils dans la manière dont ils procèdent. L’aide turque, elle, est partiellement d’orientation religieuse, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du Président Erdogan. Mais c’est un messianisme à double tranchant. Car s’il favorise la pénétration de la Turquie dans certains milieux islamistes africains, à l’instar de ce que font le Maroc, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis (EAU) ou l’Iran, il subsiste une ambigüité quant aux véritables intentions du régime turc toujours marqué par son vieux rêve impérial et néo-ottoman. L’aide américaine n’a jamais été au centre des débats de politique étrangère outre-Atlantique, sans doute à cause du regard méprisant de Washington sur le continent. Quant à l’aide japonaise, comme celle de l’Allemagne, elle se fait à bas bruit. A l’instar de la Corée du Sud, le Japon a mis en place une amorce de politique globale, plus efficace et fonctionnelle à mon sens en matière de coopération avec l’Afrique.

Par rapport à la période de la Guerre froide, l’Afrique tire-t-elle davantage son épingle du jeu de cette nouvelle compétition entre puissances étrangères?

Non, l’Afrique n’en profite pas plus qu’auparavant. L’exploitation de ses ressources naturelles se fait toujours soit par le biais d’accords inégaux, soit à l’occasion de conflits. Lesquels, comme par hasard, se produisent dans les régions les plus riches. La RDC est le meilleur exemple de cette corrélation inquiétante. Au Katanga, les ressources tirées des mines de cuivre sont trop déconnectées de l’Etat et de la société civile. Même si l’africanisation du personnel exploitant indique que c’est en train de changer. Toutefois, la captation par des puissances étrangères continue. Les richesses du Katanga passent essentiellement par Durban, en transitant par la Zambie, mais pas par Kinshasa.

En quoi souhaiteriez-vous que l’Afrique contribue ou aide le reste du monde ?

Le monde dont nous avons hérité est un monde fabriqué en Europe. Or, nous avons échoué à l’universaliser ou à faire en sorte qu’il soit perçu comme universel. C’est bien de là d’ailleurs que vient une grande partie de nos malheurs actuels. Cet échec s’explique par la prédominance du modèle dominant/dominé quand il faudrait susciter une convergence des histoires et des cultures de tous ! L’Afrique pourrait contribuer par le biais de grandes conférences organisées sur son sol à l’expression de ses besoins et de sa vision d’un nouvel ordre mondial ! Ce serait un formidable retournement de situation : il y a toute une génération de trentenaires et de quadras en Afrique capable de s’y consacrer.

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