Vice-président de la Banque européenne d’investissement (BEI), Ambroise Fayolle effectue ce jeudi 2 mai une visite des projets cacaoyers soutenus par la Banque en Côte d’Ivoire – premier fournisseur de cacao de l’UE – où les producteurs et exportateurs s’activent pour se conformer aux nouvelles directives européennes. Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, il évoque les enjeux d’un tel engagement, revient sur les grands défis mondiaux actuels, présente les priorités africaines de la BEI à l’aune de sa nouvelle présidence, sans élucider la politique de la Banque au Sahel ou en faveur des PME.
L’UE a décidé de ne plus importer de cacao non tracé dès la fin de cette année. Vous êtes ce jeudi 2 mai en Côte d’Ivoire où la filière s’active pour répondre à cette exigence et où la BEI finance plusieurs coopératives. Pour quelles raisons est-ce important pour vous d’effectuer cette visite sur le terrain ?
AMBROISE FAYOLLE – L’enjeu est d’importance. Deux tiers des exportations ivoiriennes de cacao sont adressés au marché européen, faisant de l’Union européenne la première importatrice du cacao ivoirien et réciproquement de la Côte d’Ivoire le premier fournisseur de l’Union européenne. Les institutions européennes ont en effet adopté une nouvelle réglementation visant à lutter contre la déforestation induite par ses importations de cacao, et à mieux contrôler l’absence de travail des enfants tout au long de la chaîne de valeur. Parallèlement à ces exigences accrues, la promotion d’une filière cacao durable est une priorité forte de l’Union européenne, comme l’a rappelé Virginijus Sinkevičius, le Commissaire européen à l’Environnement et un des architectes de la nouvelle réglementation, lors de sa récente visite en Côte d’Ivoire.
Comme Banque de l’Union européenne, nous souhaitons accompagner l’évolution du secteur du cacao dans l’intégration de ces nouvelles exigences européennes. Nous avons signé en septembre dernier un prêt de 16 millions d’euros, soit environ 10,5 milliards de francs CFA, avec COFINA Côte d’Ivoire pour le financement des chaînes de valeur agricoles durables dans le pays. Je suis reconnaissant à COFINA d’avoir utilisé en priorité l’argent de la BEI pour financer des coopératives cacaoyères, auxquelles ont été transférées des conditions financières avantageuses sous forme de taux bonifiés et de maturités plus longues. Notre prêt, signé en septembre dernier, a été en effet déjà affecté à 13% par COFINA, via 24 prêts à des coopératives agricoles, dont 22 actives dans le secteur du cacao.
Pour aller plus loin dans cette coopération, nous travaillons avec la Délégation de l’Union européenne à la mise en place d’un Programme d’assistance technique qui accompagnera COFINA et les coopératives cacaoyères bénéficiant de ses financements dans la prise en compte des futures exigences environnementales et sociales de l’UE.
Je me rends aujourd’hui à San Pedro pour rencontrer plusieurs de ces coopératives certifiées Rainforest Alliance et mieux appréhender les enjeux du secteur. Je visiterai également une école financée par la communauté du cacao : c’est une initiative exemplaire dans une filière marquée par le travail des enfants. Je souhaite que dans les mois à venir la BEI renforce son appui au développement d’une filière cacao durable, dans le prolongement de l’action de la Délégation de l’Union européenne en Côte d’Ivoire.
Cette visite très sectorielle à l’Ouest du continent intervient au moment où le monde fait face à un lot de défis entre les guerres/crises en Europe (Russie-Ukraine), au Proche-Orient (Israël-Hamas) et même en Afrique (Est de la RDC, division à l’Ouest). De plus en plus engagée en Afrique, comment la BEI aborde-t-elle tout cela ?
Les défis sont là et ils sont nombreux. A commencer par le défi climatique. Notre mobilisation reste intacte pour répondre aux besoins d’investissement sur ce continent, y compris auprès des populations les plus fragilisées et dans des secteurs clefs comme l’énergie et le transport durable, l’innovation, le soutien au secteur privé et aux porteurs de projet notamment les micro-entrepreneurs sans oublier l’action menée pour soutenir une transition verte et juste, et atténuer les effets du changement climatique.
Dans la continuité de 2023, les investissements seront au rendez-vous de 2024 en Afrique. Au-delà des montants investis et mobilisés grâce au soutien de l’UE, avec BEI Monde, notre branche spécialisée dans les opérations en dehors de l’UE, nous souhaitons avant tout axer encore plus notre action sur des projets à fort impact pour les populations et les bénéficiaires finaux. Et nous souhaitons développer de nouveaux types de partenariat tant au niveau local, national et international, afin d’agir de façon plus concertée et inclusive. Nous renforçons également nos équipes d’experts sur le terrain au sein de « Hubs » ou centres régionaux comme celui pour l’ensemble des régions d’Afrique occidentale et centrale que j’ai inauguré à Abidjan en 2023, sous la direction de son représentant Roger Stuart. Nous allons donc être plus présents sur le terrain avec l’équipe Europe et l’ensemble de nos partenaires.
Vous évoquez le défi climatique et justement, la BEI a fait du climat un domaine clé de son action, avec notamment une attitude très avant-gardiste lors des grand-messes sur le sujet. En 2022, vous annonciez dans un entretien avec La Tribune Afrique une augmentation conséquente de vos financements verts en Afrique. Qu’en est-il aujourd’hui ?
La BEI s’est positionnée très tôt comme la banque européenne du climat et elle a été pionnière en ce domaine en alignant toute son activité sur les objectifs des Accords de Paris avec de surcroît comme objectif de consacrer plus de 50% de son activité totale à l’action pour le climat et la durabilité environnementale. A ce jour, les objectifs ont été dépassés ! En 2023, au niveau du Groupe BEI et de son activité générale au sein de l’Union européenne comme à l’extérieur, un montant record de 49 milliards d’euros a été déployé au profit de l’action en faveur du climat et de la durabilité environnementale. Il s’agit d’une progression de plus de 10 milliards d’euros par rapport aux résultats de 2022. Et nous sommes en bonne voie pour tenir notre promesse de contribuer à la mobilisation de 1000 milliards d’euros d’investissements cette décennie afin de soutenir la transition écologique.
Hors de l’Union européenne via BEI Monde, sur les 8,44 milliards d’euros d’investissements au total, 53 % des investissements ont été dédiés au climat et à la durabilité environnementale, dépassant ainsi l’objectif d’atteindre 50% de notre activité d’ici 2025. A noter que 21% des financements climat ont été consacrés à l’adaptation, dépassant là aussi l’objectif de 15% fixé pour 2025.
Ces pas sont décisifs d’année en année et cela est particulièrement important pour l’Afrique qui subit de plein fouet les conséquences du changement climatique. Lors de la COP28, la BEI a lancé une initiative pour une résilience juste opérationnelle dès 2024 dans plusieurs pays dont l’Afrique du Sud. La décarbonation de nos économies et le renforcement de leur résilience face aux changements climatiques doivent en effet s’opérer d’une manière socialement responsable pour être couronnés de succès.
En termes de résultats, comment s’est passée l’année 2023 pour la BEI en Afrique ?
L’Afrique est à nouveau le premier bénéficiaire des investissements de la BEI en dehors de l’Union européenne via BEI Monde avec en 2023, un montant d’investissements qui représente plus de 40% de celui de notre activité hors de l’Union européenne, laquelle s’est élevée à 8,44 milliards d’euros en 2023. Ce sont ainsi 59 projets concrets qui ont été financés sur l’ensemble du territoire africain et sur des secteurs clefs tels que l’environnement et l’énergie propre, l’eau et l’assainissement, les transports durables, la santé, le soutien à l’innovation, au numérique et au digital sans oublier le secteur privé.
A titre d’exemples, nous finançons le câble sous-marin « Medusa » pour renforcer la connectivité numérique entre l’Afrique du Nord et l’Union européenne. En Tunisie, c’est la construction de 80 écoles primaires que nous soutenons parallèlement à un soutien accru aux micro-entrepreneurs avec Enda Tamweel. En Afrique de l’Ouest, nous avons apporté un soutien de poids au secteur privé avec notamment un prêt de 65 millions d’euros à Atlantic Business International, holding du Groupe Banque Atlantique, pour soutenir les entreprises de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et du Sénégal. D’ici trois ans, cette coopération doit permettre aux Banques Atlantiques d’apporter jusqu’à 130 millions d’euros de financements aux entreprises ivoiriennes, sénégalaises et burkinabés, soit le double du montant initial. Au moins 30% de cette enveloppe financière sera mobilisée en faveur de l’emploi des jeunes et autant pour l’inclusion financière des femmes. Nous avons également signé deux prêts avec COFINA Côte d’Ivoire et Sénégal sans oublier le soutien d’envergure apporté au secteur agricole du Nigeria avec un prêt de 150 millions d’euros pour la réhabilitation des routes et centres de stockage agro-alimentaires.
Alors que vous êtes actifs dans presque tous les pays ouest-africains, le contexte qui prévaut et les récents événements au Sahel notamment, vous poussent-ils à vouloir repenser votre politique/stratégie dans ces zones ?
Bien entendu, nous suivons la situation politique des pays où nous intervenons avec beaucoup d’attention. La BEI est une institution publique européenne, créée par le traité de Rome. Nos actionnaires sont les Etats membres de l’Union européenne et notre premier pourvoyeur de mandats est la Commission européenne. Nous appliquons donc les décisions prises au niveau de l’Union européenne, au Sahel comme dans les autres géographies.Laissez-moi ajouter une remarque : nous portons également une attention particulière au financement d’infrastructures durables et essentielles aux habitants et au développement du secteur privé, en particulier les PME, dans tous les pays désireux de coopérer avec l’Union européenne. A ce titre, je me réjouis de la décision des autorités nationales de l’UEMOA – le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Togo – et plus largement au niveau de la région, que ce soit la Mauritanie, la Gambie, la Guinée, la Sierra Leone ou le Ghana, de mettre en vigueur le nouvel Accord de Samoa qui encadre désormais les relations entre l’Union européenne et les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique sur des sujets importants tels que le développement durable, la croissance, les droits de l’homme, la paix et la sécurité.
La présidence de la BEI a récemment changé avec l’arrivée de Nadia Calvino. Les priorités en Afrique resteront-elles les mêmes avec ce nouveau leadership ?
Concernant notre action en dehors de l’Union européenne, la nouvelle présidente de la BEI a annoncé qu’elle renforcerait la coopération et le dialogue avec la Commission européenne, le Parlement européen, les États membres, ainsi qu’avec les autres banques de développement nationales et multilatérales. Je reviens d’ailleurs des comités de printemps du FMI et de la Banque mondiale à Washington, et nous pouvons constater la volonté de renforcer le partenariat entre banques multilatérales de développement.
De plus, BEI Monde, comme élément clé de la stratégie « Global Gateway » continuera à axer son action sur la transition climatique mais également le numérique, les transports, l’éducation et le soutien au secteur privé et à l’innovation. La santé demeurera un axe fort d’action : BEI monde avait fortement soutenu la fabrication de vaccins sur le sol africain au bénéfice des Africains, avec des projets très intéressants au Sénégal avec l’Institut Pasteur de Dakar mais aussi au Rwanda et en Afrique du Sud.
Rien que pour l’année 2023, BEI Monde a mobilisé 27 milliards d’euros au titre de l’initiative Global Gateway de l’UE, progressant ainsi à bon rythme pour atteindre l’objectif d’y contribuer à hauteur de 100 milliards d’euros d’ici 2027.
Un accord de financement de 65 millions d’euros lie désormais la BEI et le marocain BCP (Atlantic Business International) pour le financement des PME en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Burkina Faso. On sait que le financement des PME a toujours été un défi sur le continent. Quel est votre sur l’évolution des choses ? Verra-t-on la BEI prendre plus d’engagements dans ce domaine-là ?
Notre ambition est effectivement de soutenir le secteur privé, via des prêts directs à des entreprises africaines et des coopérations avec le secteur financier africain pour le financement des PME car leur dynamisme est un facteur clef pour l’emploi et la résilience économique. Nous avions ainsi signé fin 2021 un prêt de 100 millions d’euros avec le Groupe Ecobank, pour soutenir les PME dans une dizaine de pays d’Afrique subsaharienne et ce, dans le contexte de reprise économique post-COVID.
Grâce à la confiance de la BCP, qui est un partenaire de longue date au Maroc, nous avons noué l’an dernier un partenariat de 65 millions d’euros avec le réseau des Banques Atlantiques, afin de soutenir plus spécifiquement l’inclusion économique et financière des jeunes et des femmes ainsi que les jeunes et femmes entrepreneurs. Ce partenariat permettra notamment d’octroyer aux PME des financements de long-terme nécessaires à leur développement. Nous travaillons actuellement avec Atlantic Business International à la mise en place d’un dispositif permettant de résoudre d’autres difficultés rencontrées par les PME dans leurs demandes de crédit, à savoir le manque de traçabilité financière et de garanties-sûretés.
En Afrique de l’Ouest, nous sommes fortement mobilisés pour intensifier les coopérations avec le secteur bancaire et ainsi pourvoir renforcer notre soutien aux PME en termes de volumes mais également d’additionalité, de valeur ajoutée de notre intervention. A travers nos prêts, nous ciblons ainsi des domaines spécifiques tels que les investissements verts, l’entreprenariat des jeunes et des femmes ou encore la souveraineté alimentaire. En agissant ainsi, nous sommes en mesure de répondre très concrètement aux besoins spécifiques d’un pays comme le cacao durable en Côte d’Ivoire. Une mobilisation qui s’inscrit dans la stratégie Global Gateway de l’Union européenne dont la BEI est un partenaire clef.