[L’Apostrophe de Majid Kamil] Le beau fagot de sa mémoire

Majid Kamil est banquier, ancien diplomate et  passionné de littérature.   Sa chronique “Apostrophe” publiée régulièrement dans Financial Afrik, décortique l’actualité de l’Afrique et du monde à travers les  dernières parutions (livres et essais). Voici ses notes du dernier livre du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (photo).

Le célèbre journaliste français Jean Lacouture, a dit un jour, parlant du grand islamologue Jacques Berque, «il y a des gens en face de qui on se sent bête». J’ai repensé à cette formule en lisant le livre de souvenirs que vient de publier le professeur Souleymane Bachir Diagne, «le fagot de ma mémoire» (éditions Philippe Rey).

Le titre est tiré d’une citation de Birago Diop, «quand la mémoire va chercher du bois mort, elle rapporte le fagot qui lui plait». Réjouissons-nous que l’auteur ait trouvé «un moment de détente, ainsi que Bergson définit un répit dans la poussée qui continument engage, dans le présent de ce que nous avons à faire, l’essentiel du passé», pour nous offrir ce magnifique fagot, dans lequel il commence par raconter, magnifiquement et avec affection, ‘’ses’’ villes, à savoir Saint Louis, où il est né ; Zinguichor, où il a passé son enfance ; et enfin Dakar.

Dans la famille du jeune Souleymane (surnommé Jules), la connaissance compte beaucoup. Son ancêtre maternel, Alpha Boubacar, «un érudit affectueusement appelé Thierno Modi par ses disciples», impressionnera monsieur Bennani, le libraire marocain de Saint-Louis, «étonné qu’un homme si jeune fut déjà suffisamment lettré en arabe et en sciences islamiques pour pouvoir lire le «Jawahir al Ma’ni» (‘’Perles des sens’’).

Rien donc de surprenant qu’à l’adolescence, la mère de l’auteur se soit battue pour aller à l’école. «Je ne crois pas qu’aucun polytechnicien, ni aucun normalien, puisse parler de son alma mater avec plus de fierté que ma mère lorsqu’elle évoque son école primaire Léontine-Gracianet de Saint-Louis», note l’auteur.

Du côté paternel, la tradition «était de devenir un érudit en sciences islamique et de cultiver une spiritualité soufie». Ainsi, dans la bibliothèque de son père, le jeune homme découvrira «aussi bien Sartre, Nietzsche, Camus, des auteurs auxquels il aimait revenir, que les poèmes de Cheikh Ahmadou Bamba ou les écrits mystiques d’Abd al Quadir Al Djilani».

Dans un tel environnement, il n’est pas étonnant que l’enfant ait apprit, très tôt, à lire et à écrire, en français et en arabe. Plus tard, l’élève Diagne, inscrit en filière C, donc mathématique et scientifique, mais avec une passion pour la philosophie, hésitera entre l’institut national des sciences appliquées de Lyon et une hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. C’est cette dernière option qui l’emportera. Et le garçon, qui voulait imiter ses parents et travailler dans les PTT (mais comme facteur, pour la beauté de l’uniforme), sera admis à l’Ecole Normale Supérieure, où il aura un ‘’caïman’’ (superviseur) on ne peut plus prestigieux, Louis Althusser (et aussi Jacques Derrida).

Il est reçu à l’agrégation de philosophie en 1978. «C’est donc en agrégé de philosophie que j’allais effectuer mon premier voyage en Amérique», pour une année à Harvard, dans le cadre d’échange.

Van-Vo à Dakar, Louis-le Grand et Normal Sup à Paris, la prestigieuse Harvard aux Etats-Unis. Parcours impressionnant. Mais, avant son départ pour Boston, le jeune agrégé s’inscrit pour une thèse de doctorat sur la logique algébrique de Boole. Occasion de retrouver sa passion pour les matières scientifiques, sous la direction d’un autre philosophe, tout aussi prestigieux qu’Althusser, Jean-Toussaint Desanti.

A vingt-six ans, agrégé de philosophie et titulaire d’un doctorat d’Etat sur l’algèbre de Boole, le professeur Diagne décide de rentrer au Sénégal, ou il deviendra enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop. Dès le début de sa carrière, il est «animé du projet de créer un solide enseignement en logique, en histoire et philosophie des sciences». Il s’implique dans le débat sur la philosophie africaine. «Je considérais qu’il était aussi essentiel de tenir en Afrique des rencontres philosophiques sur la logique mathématiques et l’histoire des sciences modernes que des colloques sur les cosmologies et les connaissances endogènes au continent», souligne-t-il.

Il a des échanges fréquents avec le président Senghor ; coécrit un livre sur ‘’Gaston Berger, introduction à une philosophie de l’avenir’’ ; participe pendant de nombreuses années à la politique éducative du Sénégal ; devient conseiller du ministre de l’Éducation nationale ; travaille à la création de l’université Gaston Berger de Saint-Louis ; devient, en 1993, conseiller du président Abdou Diouf. Tout en restant enseignant à l’université «J’étais même, en sus, assesseur du doyen de la faculté de lettres», rappelle-t-il, avec humour.

Dans les années 1990, la révolution iranienne provoque un mouvement de réislamisation mondial. « Dans un contexte ou l’islam était devenu une question géopolitique mondiale et dans un pays comme le Sénégal où quatre-vingt-quinze pour cent de la population est musulmane, il devenait incongru que nos enseignements ne fissent aucune place à la philosophie islamique». S’il faut «décoloniser [la] manière de penser l’histoire» de la philosophie, il est important de «présenter aux étudiants l’islam comme une tradition intellectuelle et spirituelle où l’on questionne, où l’on discute, où l’on examine, où l’on interprète ».

Même si la philosophie islamique n’est pas sa spécialité, il accepte de l’enseigner. En effet, il a avec elle une «certaine familiarité», d’abord par tradition familiale, comme on l’a vu ; par la rédaction d’une contribution pour l’Unesco, intitulé ‘’contre l’autorité de la tradition : une analyse du doute d’Al Ghazali’’ ; surtout par la lecture du poète et penseur indien Mohamed Iqbal, à propos duquel il écrit, «j’ai appris à habiter sa pensée, à la faire véritablement mienne, en l’enseignant à mes étudiants».

Et puis, à Paris, outre le « sérieux des études de philosophie », il passait du temps « à la mosquée de Paris, à un jet de pierre du lycée Louis-le Grand et de l’ENS, à prier et lire le coran ».

Si la philosophe et auteure de nombreux ouvrages Catherine Clément a dit de lui qu’il était « Althussérien et soufi », en réalité les deux auteurs de référence du professeur Diagne sont Mohamed Iqbal et Henri Bergson.

En 1999, il est invité par l’université américaine de Northwestern pour dispenser, pendant un trimestre, deux cours, l’un sur un sujet africain, l’autre sur la philosophie islamique. Dans cette université située dans la banlieue de Chicago, il fait deux rencontres décisives. La première avec l’historien de l’islam en Afrique John Hunwick, que ces disciples appellent Cheikh John, pionnier des ‘’Timbuktu Stidies’’, et auteur d’une monumentale ‘’Arabic literature of Africa’’. La seconde avec Jane Guyer, directrice de l’institut d’études africaines, avec qui il aura « une longue conversation qui allait décider du nouveau tournant américain de [son] parcours ». Elle lui propose de réfléchir à transformer une «visite de quelques semaines en une situation permanente». L’Amérique deviendra, pour sa famille et lui, leur pays d’adoption. «Et enseigner la philosophie islamique dans l’Amérique d’après 11 septembre (2001) avait désormais un tout autre sens». Son séminaire de philosophie islamique devait refuser du monde.  Le professeur Diagne a le souci de montrer que «derrière le bruit et la fureur qu’évoquait le mot ‘’islam’’, il y avait une riche tradition spirituelle et intellectuelle plus que millénaire». En 2008, il rejoint l’université Columbia à New-York, pour y continuer sa brillante carrière de chercheur, d’enseignant et d’auteur.

L’auteur parle longuement de la tradition soufie, de façon passionnante et didactique. Il faudrait presque citer chaque page de ce livre d’à peine deux cents pages, mais d’une grande richesse.

« Qu’est-ce qu’un livre qui compte dans une vie ? C’est celui qui constitue pour son lecteur une expérience de vérité, cela vaut non seulement pour un livre d’idées, mais aussi, parfois plus profondément, pour un poème ou roman. (…..) En faisant surgir une vérité invisible au départ, ce livre illumine notre esprit, s’y incorpore et devient notre » (Edgar Morin, ‘’les souvenirs viennent à ma rencontre’’).

Majid Kamil

PS : Cet article aurait dû être la seconde partie de la chronique sur les nouvelles technologies. Mais j’ai eu envie de partager avec vous la lecture du livre du professeur Souleymane Bachir Diagne, avant de revenir à mon article précédent.

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