Le poids économique de la guerre en Ukraine pourrait bénéficier à Marine Le Pen

ANALYSE. À deux semaines du premier tour, la stratégie « social-populiste » de Marine Le Pen pourrait s’avérer gagnante face au poids économique de la guerre en Ukraine. Par Gilles Ivaldi, Sciences Po.

L’impact économique de la guerre en Ukraine pèse sur les électeurs français. La flambée des prix de l’énergie s’ajoute à l’inflation qui a accompagné la reprise de l’économie française après les confinements liés à la pandémie de Covid-19.

À deux semaines du premier tour, la stratégie « social-populiste » de Marine Le Pen – à savoir un positionnement à la gauche économique associé à une rhétorique populiste et nationaliste -, mise en œuvre depuis dix ans par la présidente du RN, pourrait s’avérer un pari politique gagnant.

Les inquiétudes économiques s’imposent comme le thème dominant de la campagne. Selon la toute dernière vague de l’enquête électorale du CEVIPOF -Sciences Po Paris réalisée les 21-24 mars, 58 % des Français déclarent que les prix et le pouvoir d’achat auront une influence importante sur leur vote en avril, soit une hausse de 6 % depuis début mars.

Les questions liées au pouvoir d’achat s’imposent dans la campagne

Si la guerre en Ukraine préoccupe encore les Français, les craintes s’estompent quelque peu : un tiers (34%) des personnes interrogées se disent « très inquiètes » par la guerre, elles étaient 43% début mars. Le conflit militaire en Ukraine semble aussi perdre de son importance dans le choix de vote : seuls 23% de nos répondants affirment qu’il aura une incidence sur leur décision, soit une baisse de 10% juste après le déclenchement de l’invasion russe.

L’accent est désormais mis sur les conséquences économiques de la crise ukrainienne, 43 % des personnes interrogées se déclarant « très inquiètes », une diminution par rapport à la précédente vague réalisée les 10-14 mars, mais qui témoigne encore d’un haut niveau d’inquiétudes chez les Français. Les craintes d’un conflit plus large ou d’une guerre nucléaire sont, elles, comparativement plus faibles à 33% et 28%, soit une baisse de 6% et 7% respectivement depuis début mars.

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À la lumière de ces données, le résultat du premier tour de l’élection présidentielle dépendra en grande partie de la réponse des divers candidats aux questions de pouvoir d’achat, d’augmentation des prix et de protection des Français face à l’impact économique de la guerre.

Anticipant « une crise qui va s’installer », le gouvernement de Jean Castex a d’ores et déjà souligné l’importance de soutenir l’économie française en élaborant un plan d’urgence de « résilience ». Après le « quoi qu’il en coûte » pendant la pandémie de Covid-19, ce nouveau plan de 7 milliards d’euros est destiné à aider les entreprises et les ménages à faire face à la hausse des coûts de l’énergie suite aux sanctions économiques imposées par l’Occident à la Russie.

 

À droite, des stratégies économiques divergentes

Si Emmanuel Macron semble encore dominer pour l’heure la bataille du premier tour – avec 28 % des intentions de vote, en léger recul dans la dernière vague de notre enquête -, les préoccupations économiques sont devenues une des clés de la bataille pour la deuxième place.

À droite, les stratégies économiques des trois principaux prétendants divergent. Pour l’essentiel, les grandes orientations de campagne de Valérie Pécresse, Éric Zemmour et Marine Le Pen ont été définies il y a plusieurs mois, bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Mais à l’approche du premier tour, la crise ukrainienne crée des opportunités différentes pour chacun de ces candidats.

Sur le plan économique, Éric Zemmour et Valérie Pécresse défendent un programme à tonalité libérale, marqué par la lutte contre l’« assistanat » chez le premier ou la réduction du nombre de fonctionnaires chez la candidate LR. Tous deux sont également en faveur d’un recul de l’âge légal de départ à la retraite – 64 ans pour E. Zemmour et 65 ans pour V. Pécresse -, une réforme qui continue d’être rejetée par près de 7 Français sur 10.

En pleine tempête sur les prix et le pouvoir d’achat, cette orientation libérale se heurte aux attentes qui existent, notamment au sein de l’électorat populaire, de plus de protection sociale, de santé et de redistribution : dans notre enquête, le pouvoir d’achat constitue un enjeu important pour la décision de vote pour 63 % des employés et 67 % des ouvriers.

Ces questions sociales sont précisément au cœur de la campagne de Marine Le Pen. Face à ses deux principaux concurrents à droite, la candidate du Rassemblement national a très tôt choisi une voie économique différente, mettant l’accent sur le pouvoir d’achat, la santé, la défense des services publics et la redistribution.

Avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la candidate du Rassemblement national avait promis un « choc de pouvoir d’achat » en s’engageant à « protéger notre peuple » et à « rendre leur argent aux Français ».

Ce discours à forte tonalité sociale a assez rapidement permis à Marine Le Pen de détourner l’attention de ses positions pro-russes et de son soutien à Vladimir Poutine dans le passé, pour recentrer sa campagne sur les conséquences économiques du conflit ukrainien sur la vie quotidienne des Français

Marine Le Pen ou la stratégie « social-populiste »

Plus encore, il permet à la candidate du RN d’asseoir sa crédibilité en tant que candidate du « pouvoir d’achat » auprès des catégories populaires et des classes moyennes les plus inquiètes de l’impact économique de la crise.

Une analyse statistique du projet présidentiel de Marine Le Pen montre que la composante de « redistribution » représente pas moins des deux tiers (66 %) de son programme économique : il s’agit là du pourcentage le plus élevé depuis la percée électorale du FN au milieu des années 1980. Ce premier pilier réunit toutes les mesures sociales ou économiques d’orientation keynésienne, fondées sur la demande, la protection sociale et la redistribution.

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Le programme de Marine Le Pen propose, entre autres choses, des baisses de TVA, une hausse des salaires, des exonérations fiscales et la gratuité des transports pour les jeunes travailleurs. Cette offensive de redistribution tous azimuts sur le pouvoir d’achat et la santé a pour cibles prioritaires les catégories populaires et les jeunes actifs, qui constituent le gros des bataillons de l’électorat RN.

La vague 8 de l’enquête électorale du CEVIPOF confirme l’importance de ces segments électoraux pour Marine Le Pen. Cette dernière y arrive en tête des intentions de vote chez les 25-34 ans avec 22 % des voix, devant Emmanuel Macron. La présidente du RN l’emporterait également assez largement au premier tour chez les ouvriers (34 %) et les employés (22 %).

Autre cible : les retraités, qui demeurent, eux, moins enclins à soutenir le RN – seuls 13 % d’entre eux voteraient pour sa présidente. Aux séniors, Marine Le Pen promet la revalorisation des retraites et du minimum vieillesse, et la suppression des impôts sur l’héritage direct pour les familles modestes et les classes moyennes.

Parallèlement, le RN s’est éloigné de positions économiques plus libérales sur les fonctionnaires, la dérégulation ou le retrait de l’État providence. Ces politiques ne représentent que 21 % du programme de 2022, contre 35 % il y a cinq ans. Elles représentaient près de 80 % sous Jean-Marie Le Pen au milieu des années 1980.

Il a conservé, enfin, son ancrage de nationalisme économique (13 % du programme). Marine Le Pen continue de défendre la souveraineté économique nationale, le protectionnisme, le refus du libre-échange ou la préférence donnée aux entreprises nationales contre la libre concurrence de l’Union européenne.

Ce positionnement à la gauche économique, associé à la rhétorique populiste et nationaliste traditionnelle du RN opposant les élites économiques et politiques « mondialistes » au peuple, dessine les contours d’un « social-populisme » qui distingue aujourd’hui très clairement Marine Le Pen de ses autres compétiteurs à droite, y compris Éric Zemmour : le programme économique du candidat de Reconquête réunit au total 43 % de mesures d’orientation libérale, plus du double de celui de la présidente du RN.

Le projet social-populiste de Marine Le Pen n’est pas nouveau. Il a débuté il y a 10 ans, immédiatement après son arrivée à la tête du FN. Dans le sillage de la crise financière de 2008 et de la crise des dettes souveraines de 2011, le Front national avait adopté un programme « keynésien » de dépenses publiques, d’expansion des services publics et, déjà, de pouvoir d’achat contre l’austérité imposée par le gouvernement de François Fillon. En 2012, 59 % des propositions économiques du FN penchaient déjà vers la gauche économique, en rupture avec les orientations plus libérales du parti sous l’ère Jean-Marie Le Pen (cf. Figure 2).

Le pari de Marine Le Pen

Tout au long du quinquennat d’Emmanuel Macron, Marine Le Pen s’est employée à cultiver son image social-populiste, rejoignant à plusieurs occasions les rangs de la gauche et des syndicats. Fin 2019, elle s’était fortement opposée à la réforme des retraites. En mars 2021, la présidente du RN avait également dénoncé la réforme de l’assurance-chômage par le gouvernement, demandant à Emmanuel Macron de mettre un terme à cette « saignée sociale ».

La dernière vague de notre enquête électorale confirme qu’il s’agit là d’un pari potentiellement gagnant : Marine Le Pen y recueille 17,5 % des intentions de vote (+3 points depuis début mars), loin devant Éric Zemmour (12 %) et Valérie Pécresse (10 %).

En meeting à Saint-Martin-Lacaussade le 25 mars, Marine Le Pen a répété sa vision populiste du duel qu’elle espère livrer face à Emmanuel Macron, opposant les « gros » aux « petits », le « peuple » aux« élus ». « Entre Emmanuel Macron et nous, a-t-elle déclaré, c’est le choix entre le pouvoir de l’argent qui profite à quelques-uns, et le pouvoir d’achat qui profite à tout le monde ».

La flambée des prix du carburant liée à l’invasion de la Russie résonne fortement avec la rhétorique social-populiste lepéniste et donne aujourd’hui l’avantage à Marine Le Pen. Jouant une nouvelle fois l’opposition des petits contre les gros, la dirigeante du RN a proposé le 10 mars de « supprimer les augmentations » des taxes sur les carburants entre 2015 et 2018 et de compenser ces annulations par une « taxe exceptionnelle sur les (groupes) pétroliers ».

L’enquête électorale du CEVIPOF montre que les préoccupations économiques liées à la guerre sont les plus fortes parmi les soutiens électoraux de Marine Le Pen : 53 % se disent « très inquiets » pour l’économie, contre 43 % dans l’ensemble de l’électorat. Pas moins de 69 % des électeurs de Marine Le Pen affirment que le pouvoir d’achat fait partie des enjeux qui compteront le plus dans leur choix de vote au premier tour de l’élection présidentielle, contre 56 % de l’électorat de Valérie Pécresse et 47 % seulement des électeurs d’Éric Zemmour.

En défendant un programme social-populiste bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, Marine Le Pen a fait le pari politique que les préoccupations socio-économiques croissantes de l’électorat pourraient lui donner un avantage décisif face à ses principaux concurrents. Les sondages semblent, pour l’instant, lui donner raison.

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Par Gilles Ivaldi, Chercheur en science politique, Sciences Po.

La version originale de cet article a été publiée en anglais.

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