« Pour les dirigeants chinois, la guerre froide n’a peut-être pas pris fin »

Bien que Joe Biden ait remplacé Donald Trump à la Maison Blanche, les relations entre les Etats-Unis, puissance installée, et la Chine, puissance ascendante, restent extrêmement tendues. Certes, sur des sujets comme la lutte contre le réchauffement climatique, les deux pays affichent leur volonté de coopérer, mais dans la plupart des autres domaines, le ton est offensif.

Et le numéro 1 chinois Xi Jinping a récemment mis en garde contre le risque de « retomber dans les confrontations et les divisions de la guerre froide » en Asie. Le monde se dirige-t-il vers un nouveau duel entre deux puissances dominantes et vers la constitution de blocs qui leur seraient respectivement inféodés ?

Le ton monte depuis plusieurs années entre la Chine et les Etats-Unis, à la fois sur les plans économique, diplomatique et militaire. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle guerre froide ?

Pierre Grosser : La guerre dite « froide » ne l’a pas toujours été en réalité. Certes, aucun conflit frontal n’a opposé les Etats-Unis et l’Union soviétique. En revanche, les Etats-Unis et la Chine se sont fait la guerre directement en Corée entre 1950 et 1953. Un affrontement extrêmement violent que la Chine célèbre d’ailleurs aujourd’hui de façon massive, dans des films de fiction notamment, en le qualifiant de guerre d’agression américaine contre la Chine et en passant totalement sous silence les Coréens eux-mêmes, alors qu’ils ont représenté la majorité des plus de trois millions de morts du conflit, contre environ 200 000 morts chinois, et que c’est bien le Coréen Kim Il-sung qui a lancé la guerre avec le feu vert de Staline. Le message que les autorités chinoises adressent ainsi aux Etats-Unis, c’est que leur pays les repoussera encore s’ils venaient à l’agresser de nouveau. Il est même possible que dans l’esprit des dirigeants chinois, la guerre froide n’ait jamais vraiment pris fin.

Certes, avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978, la Chine a fait profil bas sur la scène internationale. Mais n’est-ce pas parce que ses dirigeants ont tiré les leçons de l’écroulement de l’Union soviétique et qu’ils ont attendu que leur pays soit économiquement assez puissant, tout en conservant le rôle central du Parti communiste dans la structure du pouvoir, pour s’affirmer de nouveau dans le monde ? C’est seulement depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 qu’ils se sentent décomplexés sur la scène internationale, notamment parce qu’ils ont le sentiment que les Etats-Unis sont eux-mêmes en difficulté, voire sur le déclin.

Pourquoi la Chine considère-t-elle que les Etats-Unis sont sur le déclin ?

P. G. : Ce discours chinois date du début des années 1990 en réalité. De fait, contrairement à une idée dominante aujourd’hui, les Etats-Unis n’étaient pas triomphants lorsque la guerre froide a pris fin avec la chute du mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’URSS en 1991. Leurs difficultés économiques étaient bien réelles, ce qui explique notamment que George Bush senior n’ait pas été réélu pour un second mandat en 1992, mais ait été battu par Bill Clinton. Sur le plan international à l’époque, leur rival économique et technologique était le Japon. Mais celui-ci a connu une longue stagnation dans les années 1990 tandis que l’économie américaine retrouvait la croissance. Et le terme d’unipolarité s’est imposé à partir de 1995 seulement.

Depuis quelques années, le discours chinois reprend cette idée d’un inévitable déclin occidental et d’un retour de l’Asie, de la Chine singulièrement, à sa juste place sur la scène internationale. Mais il est teinté d’une idée qui était déjà en vigueur à la fin des années 1990 à Pékin et selon laquelle le monde va vers la multipolarité. La Chine ne dit pas qu’elle va dominer le monde mais que plusieurs pôles vont se développer. Ce que l’on voit avec l’émergence de puissances moyennes telles que la Turquie ou les Emirats arabes unis sur des terrains de conflits au Moyen-Orient ou en Afrique dont les deux grandes puissances ne peuvent d’ailleurs se désintéresser. Aux yeux de la Chine, les Etats-Unis sentent venir cette multipolarité, ce qui les rend agressifs. Dans le même temps, les dirigeants chinois ont aussi appris de longue date à se méfier des capacités de rebond américaines. Quant aux Etats-Unis, la confrontation avec la Chine y est perçue comme un marathon. Michael Pillsbury, qui fut conseiller de Donald Trump, a utilisé ce terme dans son livre The Hundred-Year Marathon. China’s Secret Strategy to Replace America As the Global Superpower. L’idée, c’est que les Etats ont le souffle de la Chine dans le dos et qu’ils doivent absolument accélérer le rythme de leur course, dans le domaine technologique notamment.

La confrontation au cœur de la guerre froide était, au moins en partie, idéologique. Y a-t-il aujourd’hui une confrontation de modèles entre les Etats-Unis et la Chine ? Ou seulement un choc de puissances rivales ?

P. G. : La dimension idéologique reste importante, mais de manière totalement différente de ce qu’elle était à l’époque. Il n’y a pas autour de la Chine d’équivalent de la Troisième Internationale, puis du Kominform qui regroupait les Partis communistes proches de l’URSS et dictait leur comportement jusqu’au milieu des années 1950. Aujourd’hui, la Chine est plutôt dans une position défensive. Elle se présente comme le défenseur de l’ordre international tel qu’il a été instauré en 1945. C’est-à-dire un ordre fondé sur la souveraineté des Etats. En ce sens, elle s’oppose à tout ce que les Etats-Unis et l’Europe ont ajouté depuis les années 1990, c’est-à-dire un discours post-souverain, d’ingérence, de conditionnalité démocratique, censé régir les relations internationales. Cette défense de la souveraineté nationale par Pékin séduit évidemment certains dirigeants de pays du Sud qui refusent qu’on leur fasse la leçon et/ou qui sont hostiles à l’impérialisme occidental, d’autant que la Chine apparaît comme un ancien pays pauvre qui a « réussi » et qui constitue une alternative pour peser dans les négociations avec les bailleurs.

De leur côté, depuis l’arrivée de Joe Biden au pouvoir, les Etats-Unis affichent leur volonté de constituer une sorte d’alliance des démocraties. Une idée qui date de la fin des années 1990 en réalité, qui a été relancée autour de 2008 et qui revient sur un mode défensif.

En tout cas, je ne crois pas que la Chine veuille offrir aux pays en développement un modèle en kit comme l’étaient en partie le marxisme et le maoïsme sous la guerre froide. Elle est tellement fière de son propre modèle de développement aujourd’hui qu’elle ne croit pas qu’il soit reproductible. En revanche, elle entend favoriser ses intérêts économiques et stratégiques dans le monde à travers des projets comme les Nouvelles routes de la soie. Mais les pays avec lesquels elle passe dans ce cadre des accords, financiers notamment, n’ont pas forcément envie de dépendre trop d’elle. D’autant qu’au fil des années, la Chine devient de plus en plus intraitable dans les négociations, tant elle se sent sûre d’elle-même. Le soupçon de colonialisme pèse sur Pékin à son tour.

Pendant la guerre froide, les deux grandes puissances n’étaient pas mutuellement très dépendantes l’une de l’autre sur le plan économique. A l’inverse, les Etats-Unis et la Chine le sont aujourd’hui. Est-ce un frein majeur à une montée des tensions ?

P. G. : La tentation est grande d’utiliser l’histoire pour répondre. Or, il faut toujours se méfier de tirer des enseignements catégoriques du passé. Certes, en 1914 comme aujourd’hui, les capitalistes, les financiers ne sont généralement pas bellicistes, car ils craignent souvent que la guerre nuise à leurs affaires. Pour autant, la forte interdépendance économique entre pays européens au début du XXe siècle, l’Allemagne et la Grande-Bretagne singulièrement, n’a pas empêché le déclenchement de la Première Guerre mondiale. On ne peut donc pas prédire que grâce à l’interdépendance économique, et technologique désormais, le coût de la guerre serait trop important. D’autant que les diverses interdépendances peuvent être utilisées comme armes. Par ailleurs, dans certains domaines, l’interdépendance a diminué entre les deux grandes puissances ces dernières années. Les EtatsUnis ne sont plus aussi dépendants de l’épargnant chinois pour placer leur dette, par exemple.

Il y a de manière plus large, dans les deux pays, un discours sur la nécessité de déconnecter leurs systèmes économiques et technologiques respectifs. La Chine voudrait ne plus être dépendante des fournisseurs étrangers de microprocesseurs par exemple, ou développer son propre cloud. Mais cette volonté de « découplage » se heurte dans le même temps à la volonté de chacune des deux puissances de voir s’imposer ses normes technologiques, numériques notamment, dans l’ensemble du monde. Les théoriciens dits « réalistes » des relations internationales comme John Mearsheimer estiment en effet qu’il est naturel, inévitable, qu’une grande puissance économique veuille devenir une grande puissance militaire d’abord, puis imposer sa puissance structurelle, c’est-à-dire ses normes, son vocabulaire sur la scène internationale afin d’assurer sa domination. C’est ce que les Etats-Unis ont fait, il serait donc naturel que la Chine veuille le faire aussi. Tout cela n’aurait donc rien à voir avec l’idéologie, mais serait le résultat d’une dynamique naturelle de la puissance.

La Chine a-t-elle la volonté de constituer un bloc, comme l’Union soviétique du temps de la guerre froide ?

P. G. : La Chine n’a pas du tout la volonté de constituer une alliance militaire structurée, comme l’Otan qui est dominée par les Etats-Unis. En revanche, la Russie et la Chine tiennent un discours ambigu sur leur relation bilatérale. S’agit-il d’une forme d’alliance ou pas ? Et cela préoccupe les Etats-Unis. Une situation qui rappelle les inquiétudes de Washington pendant toutes les années 1950 et jusqu’à la rupture entre Moscou et Pékin au début des années 1960. Aujourd’hui, si la Russie lançait une opération militaire d’envergure en Europe de l’Est pendant que la Chine attaque Taiwan, les Etats-Unis se retrouveraient dans une situation militaire extrêmement compliquée.

Les Etats-Unis peuvent-ils établir un dialogue dans le domaine de la sécurité avec la Chine pour éviter un conflit frontal, comme ils y sont parvenus avec l’Union soviétique ?

P. G. : Il y a eu en effet durant la guerre froide, à partir de la mort de Staline en 1953, toute une série de coopérations entre les Etats-Unis et l’Union soviétique au sein des institutions internationales, par exemple dans le domaine sanitaire pour lutter contre les épidémies. Puis des accords de réduction des armements stratégiques, à partir des années 1970 et surtout après 1987, grâce au dialogue établi entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev. Aujourd’hui, la préoccupation des Etats-Unis, qui n’ont pas l’expérience d’un dialogue bilatéral avec la Chine dans le domaine nucléaire, est d’essayer de l’inclure dans les traités concernant les arsenaux nucléaires et les missiles qui ont été négociés avec l’URSS, puis la Russie. Car comme en témoigne son dernier rapport au Congrès, le Pentagone est persuadé que Pékin modernise à tous crins son arsenal longtemps resté modeste. Les Etats-Unis se trouvent devant la gestion d’un paysage nucléaire multipolaire, surtout en Asie si on ajoute le nucléaire nord-coréen. Demain, si les républicains reviennent à la Maison Blanche, vont-ils accepter, comme l’avait laissé entendre Donald Trump, que le Japon et la Corée du Sud développent leur propre arme nucléaire ?

L’Europe peut-elle contribuer à apaiser les tensions entre les Etats-Unis et la Chine ?

P. G. : Les optimistes espèrent que l’Europe puisse naviguer habilement entre ces deux pôles de puissance, obtenir qu’ils ne lui nuisent pas, voire jouer la médiatrice. De fait, elle l’a été en partie durant la guerre froide. Les Britanniques par exemple ont essayé de calmer les Etats-Unis pendant le conflit coréen. Mais aujourd’hui, l’Union européenne apparaît largement comme une puissance endormie à la merci des prédateurs, à savoir la Chine, la Russie et les Etats-Unis, et impuissante face à leurs actions, ainsi qu’à celles des puissances régionales, dans son pourtour stratégique. Au début du XXe  siècle, c’est à l’inverse la Chine qui semblait endormie et la proie des prédateurs impérialistes ! En réalité, il n’y a pas de pensée stratégique commune à l’Union européenne. Bien sûr, il est naturel qu’on ne voie pas le monde de la même façon depuis la Pologne ou depuis le Portugal ; qu’en raison de leur position géographique et de leur histoire, les différents Etats membres aient des priorités stratégiques différentes. Mais, en outre, chaque société européenne est elle-même très divisée aujourd’hui sur qui est l’ami et qui est l’ennemi, ce qui rend l’action publique extrêmement compliquée.

PROPOS RECUEILLIS PAR YANN MENS

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