La tension monte entre la France et le Mali soutenu par une opinion publique revigorée par les sanctions de la CEDEAO sur fond de sursaut national. A la veille du Sommet Union-africaine – Union européenne, présenté comme l’un des temps forts de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, Emmanuel Macron peine à faire émerger la task-force Takuba alors que se posent de plus en plus de questions sur l’avenir de la force Barkhane.
Après avoir opté pour la date butoir du 27 février 2022, les autorités maliennes ont finalement proposé une transition de cinq ans à la CEDEAO qui a riposté en prenant toute une série de sanctions le 9 janvier dernier, lors d’un sommet extraordinaire au Ghana. Gel des avoirs du gouvernement et des entreprises d’Etat au sein de la BCEAO, suspension des aides financières et des transactions, fermeture des frontières entre le Mali et les pays membres de l’organisation sous-régionale et retrait de leurs ambassadeurs respectifs sont quelques-unes des lourdes mesures adoptées à Accra.
Ces sanctions ne sont pas sans rappeler la crise post-électorale ivoirienne de 2010-2011, lorsque l’UE, l’ONU et l’UEMOA notamment avaient gelé les avoirs de l’Etat pour affaiblir le pouvoir de Laurent Gbagbo. En un mois, le pays s’était retrouvé en défaut de paiement.
Faute de pouvoir lever des fonds sur les marchés financiers et sans accès au compte du Trésor, le Mali pourrait vite se retrouver en manque de liquidités et dans l’incapacité de payer ses fonctionnaires.
Les décisions de la CEDEAO inquiètent les Maliens qui doivent, en sus, faire face à une menace terroriste permanente. Pourtant, l’appel du colonel Goïta pour s’élever contre les sanctions prises par la CEDEA a été suivi d’une manifestation massive le 14 janvier, à travers tout le pays. La France, en première ligne des opérations sahéliennes, cherche à mobiliser la communauté internationale sur le dossier malien, tandis que son impopularité grandit à travers toute la région…
A l’ONU, la France se heurte aux vétos de Moscou et de Pékin
Quarante-huit heures après les sanctions prises par la CEDEAO à l’encontre du Mali, le Conseil de sécurité des Nations unies se réunissait. La France qui cherchait à obtenir une déclaration commune en soutien à l’organisation sous-régionale, s’est heurtée aux vétos de la Russie et de la Chine.
Il « serait irresponsable dans les circonstances actuelles de laisser ce pays s’en remettre à son destin, notamment pour ce qui est de réduire l’aide militaire et socio-économique à ce pays. L’imposition de sanctions contre (le Mali), qui rencontre déjà bien des difficultés, pourrait encore faire dégénérer la situation pour la population civile », avertissait alors le représentant russe, Vassily Nebenza, rapporté par RFI.
Depuis la fin de l’année 2021, circulaient des rumeurs sur l’arrivée du groupe Wagner au Mali, au grand dam du Quai d’Orsay. Cette information a depuis été vérifiée et les mercenaires, tout comme les premiers instructeurs russes, ont été aperçus au Mali, faisant grimper la tension entre Paris et Bamako.
« Sur fond de modification inattendue de la présence de la France, notamment avec la fermeture de plusieurs bases, le Mali se retrouve seul face à tous ces terroristes et, à cet égard, nous estimons que les Maliens ont tout à fait le droit de coopérer avec d’autres partenaires qui sont prêts à coopérer avec ce pays pour renforcer la sécurité », assumait Vassily Nebenza, le 11 janvier.
Pour Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), « la France est un peu esseulée au Conseil de sécurité sur les questions de stabilisation au Sahel. Sous la présidence de Donald Trump, les Américains votaient résolument contre les propositions françaises pour inscrire le G5 Sahel au chapitre 7 des Nations unies (toute une série de mesures, notamment économiques, « en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression », NDLR) et l’administration Biden n’a pas montré plus d’entrain à soutenir la France sur la question (…) Le piège africain est en train de se refermer sur la présidence Macron ».
La présidence française du Conseil de l’UE face au dossier malien
« Puisqu’il s’agit du Mali, quelque chose qui touche beaucoup et qui est proche de la France, je continue à parler en français », déclarait le chef de la diplomatie européenne, le 13 janvier à Brest, à l’occasion d’une conférence de presse en marge d’une réunion des ministres de la Défense de l’UE. Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, peut rappeler à loisir que le Sahel est un dossier « eu-ro-péen », l’influence de la France y reste prédominante, ne serait-ce qu’au regard du nombre de ses soldats engagés sur le terrain (près de 4.800 militaires). « La France est perçue par l’UE comme ayant un leadership naturel sur les pays du Sahel », explique Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute. « D’une certaine manière, elle est une grande « puissance africaine », car sa puissance s’y exprime en Afrique », ajoute-t-il.
« Nous allons suivre de près la situation et prendre les mesures adéquates (…) Nous voulons rester engagés au Mali, nous voulons rester engagés au Sahel, nous y sommes. Mais cela ne doit pas être ou se faire à n’importe quel prix », prévenait Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, le 13 janvier dernier.
En dépit de son « leadership » européen dans la région, l’Hexagone se heurte à un sentiment anti-français de plus en plus vif. Le 14 janvier, ce n’est pas le drapeau européen, mais bien celui de la France qui brûlait dans une foule mobilisée contre les sanctions infligées au Mali par la CEDEAO et soutenues par ses alliés. Quelques jours plus tard, le Mali demandait la révision du traité de défense avec la France. « Le sentiment anti-français est là, car la diplomatie française s’est déconnectée de la société réelle en restant dans les formats de diplomatie de représentation, alors qu’on assiste à la montée des sociétés civiles et au règne des réseaux sociaux. Néanmoins, si les officiels de la transition parlent de nuancer les accords de défense, un retrait n’est pas à l’ordre du jour », estime Bakary Sambe.
Un jeu de dupes entre Paris et Bamako ?
La France parierait-elle sur un épuisement des Maliens excédés par la situation, qui pourraient, in fine, renverser le pouvoir en place ? Le pari semble risqué. Les importations maliennes sont essentiellement constituées de produits de première nécessité, qui ne sont pas soumis à l’embargo (les autres pouvant toujours transiter par Conakry, la Guinée ayant assuré que ses frontières avec le Mali resteraient ouvertes).
Pour Nicolas Normand, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et ancien ambassadeur de France au Mali, « l’effet financier sera gênant. Il pourra obliger la junte à des concessions et à faire une offre à la CEDEAPO, mais sous quelle échéance ? La junte qui a déjà usé d’astuces pour échapper au calendrier électoral pourrait bien réitérer la manœuvre en promettant une date qu’elle ne tiendrait pas (…) Paris aurait tout intérêt à s’entendre avec la junte pour éviter la déstabilisation du Mali, du Sahel, de l’Afrique de l’Ouest et à terme, garantir les intérêts sécuritaires en Europe ».
En soutenant les sanctions de la CEDEAO, la France pourrait durablement s’aliéner les autorités du Mali. Néanmoins, si la tension est montée d’un cran entre Paris et Bamako, chacun sait jusqu’où ne pas aller trop loin. A ce jour, la France continue de soutenir militairement le Mali à travers Barkhane et Bamako a demandé la révision de ses accords de défense, mais s’est pour l’instant bien gardée d’exiger son départ. Pour nombre d’observateurs, un scenario à la « centrafricaine » semble exclu.
« Nous sommes là dans le cadre d’une crise transnationale avec une configuration différente. Il n’y avait pas de stratégie de repli en Centrafrique. Au Sahel, nous sommes dans du « progressif durable » qui doit s’observer sur du temps long. La France procédera à toutes les formes de repli stratégique jusqu’au dernier retranchement », explique Bakary Sambe. Pour Emmanuel Dupuy, le départ de la France du Mali n’est pas à balayer d’un revers de main. « A un moment ou à un autre, nous n’aurons pas d’autre option que de se replier au Niger », envisage-t-il.
A peine lancée, la task-force Takuba vacille
L’Europe pourra-t-elle venir au secours d’une France qui s’ensable dans le dossier malien ? Les ambitions du président Macron concernant Takuba dans la région du Liptako, lancée en mars 2020 avec plusieurs pays européens (Allemagne, Belgique, Danemark, Estonie, France, Grèce, Norvège, Pays-Bas, Portugal, République-Tchèque, Royaume-Uni, Suède, Italie, Roumanie), sont revues à la baisse. Sa mission consiste à assister et à former l’armée malienne, en coordination avec les partenaires du G5 Sahel, la MINUSMA et les missions de l’UE (EUTM Mali, EUCAP Mali et EUCAP Niger).
« Nous avons d’ores et déjà décidé que nous quitterons cette année la force Takuba », déclarait la ministre suédoise des Affaires étrangères, le 14 janvier, au lendemain des sanctions prises par la CEDEAO. « Cet élément interroge sur la pérennité de Takuba », estime Emmanuel Dupuy qui ajoute que « l’Estonie a également manifesté sa volonté de se retirer » et qu’il existe un risque d’« effet domino » qui ne serait pas étranger aux déclarations d’Iyad Ag Aly, chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). « A force de dire qu’on a décapité l’EIGS, le communiqué du GSIM émis fin 2021, indiquant qu’il excluait des attentats sur le territoire européen, a mis un terme à l’argument selon lequel la défense et la sécurité de l’Europe se jouait au Sahel », ajoute-t-il.
Le 24 janvier, le Mali demande au Danemark de retirer ses 90 soldats à peine arrivés, arguant que « ce déploiement est intervenu sans son consentement ». Parallèlement, la Belgique et les Pays-Bas ne s’impliquent qu’a minima et l’Allemagne refuse d’y engager ses forces. L’essentiel des troupes vient de l’Hexagone. D’ailleurs, la task-force n’est pas une mission de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE. « Une mission sous l’égide du service européen d’action extérieure aurait nécessité une validation à la majorité renforcée qualifiée (…) C’est la grande réussite du président Macron de présenter cela comme une opération européenne, mais ça ne l’est pas », précise Emmanuel Dupuy.
L’UE mène néanmoins une action multidimensionnelle au Sahel (sécurité et défense, aide humanitaire, coopération…) et s’est dotée en mars 2021 d’une facilité européenne de paix. Cet instrument financier pourvu de cinq milliards d’euros couvrira ses actions extérieures ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. « C’est la première fois que l’UE peut financer des armées sans passer par l’Union africaine (UA), mais pour l’utiliser, il faudra un retour à une autorité démocratique et légitime au Mali (ainsi qu’au Burkina Faso depuis le 24 janvier, NDLR) », explique Nicolas Normand pour qui l’essentiel reste le défi économique d’une jeunesse désœuvrée. « Traiter la question du terrorisme suppose de s’attaquer aux défis démographiques, climatiques, économiques et à l’Etat de droit, sans quoi ce sera un Far-West sans shérif dans lequel évolueront séparatistes, trafiquants, bandits sans idéologie et jihadistes », prévient-il.
Quand le calendrier politique s’emmêle…
Depuis 9 ans, la France a dépensé plusieurs milliards d’euros au Sahel où 53 soldats français sont tombés dont le dernier, le brigadier Alexandre Martin du 54e régiment d’artillerie de Hyères, a perdu la vie samedi 22 janvier, dans une attaque au mortier contre le camp de Gao. Aujourd’hui, aux problèmes sécuritaires s’ajoutent d’immenses défis économiques et humanitaires, tandis que les actes de violences terroristes ne faiblissent pas. Les risques d’une propagation régionale sont réels, de la Côte d’Ivoire au Togo, en passant par le Bénin. Lundi 24 janvier, un coup d’Etat au Burkina Faso sonnait le glas de la présidence Kaboré, sur fond de crise sécuritaire. « Je ne vois pas comment Takuba qui devait s’appuyer sur la task- force Sabre (unité des forces spéciales françaises composée de 350 militaires), basée à Ouagadougou pourra fonctionner normalement avec un pouvoir putschiste désormais dans deux des trois pays concernés », s’interroge Emmanuel Dupuy.
Le 18 janvier, Emmanuel Macron déclarait que la France était en phase de réorganisation du dispositif Barkhane, précisant que « le combat contre le terrorisme continue et se transforme ». Après un réajustement fin décembre 2021, conduisant au départ des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou pour se recentrer autour de Gao et de Menaka, la présence militaire française devrait être réduite de 5 000 à 3 000 hommes d’ici 2023.
Alors que le président Emmanuel Macron vient de prendre la présidence du Conseil de l’UE, la question du Sahel devient de plus en plus sensible. D’ailleurs le 19 janvier, lors de ses vœux à l’armée au camp d’Oberhoffen, dans le Bas-Rhin, le président français n’a apporté aucune précision sur le dossier sahélien. D’avis d’analystes géopolitiques, la France n’est pas prête à quitter le Sahel, mais dans quelles conditions pourra-t-elle s’y maintenir ?
Les soubresauts de Takuba viennent fragiliser l’idée d’une Europe de la défense portée par le président français, à la veille du Sommet UA-UE et à trois mois de l’élection présidentielle française. Pourtant, un retrait serait présenté comme une faillite militaire et politique de la France en Afrique (notamment par les jihadistes), et laisserait le champ libre aux acteurs venus de Russie. La France se retrouve donc dans un imbroglio politico-militaire dont il sera difficile de s’extraire…