Ukraine-Russie : comment négocie-t-on en temps de guerre ?

DECRYPTAGE. Lieu de la négociation, timing, composition des délégations, interventions des médiateurs issus d’États tiers, secret des discussions… Chaque aspect d’une négociation en temps de guerre est crucial. Par Raoul Delcorde, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

« Chaque parole est plus importante qu’un tir de canon. » (Volodymyr Zelensky, 3 mars 2022)

On a parfois écrit que l’histoire des relations internationales n’est qu’une alternance de négociations avant la guerre et après la guerre. Et on a fait remarquer que la guerre se décide seul alors que la paix se négocie. La guerre que mène la Russie en Ukraine ne déroge pas à ce principe.

Plusieurs rounds de négociation ont déjà eu lieu. Beaucoup d’autres suivront sans doute, avant la conclusion d’un cessez-le-feu. L’analyse du déroulement de ces négociations permet de tirer quelques constats sur le fonctionnement d’une négociation diplomatique.

La composition des délégations

Russes et Ukrainiens sont autour de la table. La composition des deux délégations qui se sont rencontrées une première fois à Gomel en Biélorussie le 28 février, quatre jours après le début de l’invasion, est déjà une première indication du niveau de la négociation.

Si, du côté ukrainien, on retrouve le ministre de la Défense Reznikov, le proche conseiller de Zelensky Mikhailo Podolyak, ou encore le vice-ministre des Affaires étrangères et ancien ambassadeur d’Ukraine auprès de l’UE, Nikolai Tochitskty, l’équipe russe, elle, semble composée d’apparatchiks sans envergure. Le chef de la délégation, Vladimir Medinsky, est un ancien ministre de la Culture (2012-2020), qui s’est surtout illustré par sa vision hypernationaliste et propagandiste, avec même une tendance à réhabiliter Staline. Il est flanqué de Leonid Sloutski, le président de la commission des affaires internationales de la Douma, un personnage à la réputation sulfureuse, qui figure sur la liste américaine et européenne des personnalités russes faisant l’objet de sanctions.

Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il envoyé de tels émissaires plutôt que son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov ? S’il avait voulu signifier qu’il ne prêtait pas vraiment d’importance à ces négociations, il ne s’y serait pas pris autrement.

La Turquie a fait offre de médiation en organisant le 10 mars à Antalya une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien. Aucun résultat probant n’en est sorti car la Turquie ne dispose pas vraiment d’un levier sur la Russie. Il est vrai qu’elle espérait en tirer des dividendes diplomatiques. Il faut savoir qu’Ankara, bien que membre de l’OTAN, achète des armes à la Russie et vend des drones à l’Ukraine. Mais plus la guerre se prolonge et plus il sera difficile à la Turquie de ne pas s’aligner sur la position de l’OTAN concernant la Russie. D’ailleurs, les autorités turques ont réactivé la Convention de Montreux qui leur confère la surveillance des détroits de la Mer noire (Bosphore, Dardanelles) : ceux-ci sont fermés aux navires de guerre depuis le début des hostilités.

En tout état de cause, il n’est pas indifférent que Zelensky ait déclaré récemment que la vraie négociation doit se dérouler entre lui et Poutine.

L’importance du lieu et du secret

Il y a, ensuite, le choix du lieu de la négociation. Négocier en Russie eut été un affront pour les Ukrainiens : cela aurait signifié qu’ils avaient déjà perdu la guerre. Il fallait donc trouver un endroit acceptable pour les deux parties. La Biélorussie (bien qu’elle puisse être considérée comme belligérante, puisqu’elle autorise l’armée russe à utiliser son territoire dans le cadre de la guerre) s’y prêtait, à condition de choisir un lieu à proximité de la frontière ukraino-biélorusse. Les autorités de Minsk ont assuré qu’elles se cantonneraient à une absolue neutralité, ce qui paraît être le cas pour lesdites négociations. À noter que les négociations suivantes, à l’exception de la rencontre d’Antalya évoquée ci-desus et qui n’a rien donné, ont eu lieu par vidéoconférence.

Une négociation doit se faire dans le secret et la confidentialité. Si le contenu des négociations est rendu public, les négociateurs seront l’objet de pressions permanentes de l’opinion publique (notamment via les réseaux sociaux). Ils ne pourront pas, dès lors, faire la moindre concession car celle-ci sera considérée comme une forme de faiblesse et de capitulation face à la partie adverse.

Un exemple célèbre en est la négociation de l’Accord Multilatéral sur l’Investissement à l’OCDE entre 1995 et 1997. Des ONG parviennent à se procurer le texte en négociation et font pression sur les gouvernements pour l’amender, voire le rejeter. La négociation suscite un large débat public qui devient un enjeu politique. Il n’y a plus de marge pour un compromis et le projet d’accord est finalement abandonné en 1998.

Il y a, aussi, la question de la sécurité des négociateurs. Il est évident que le pays hôte doit assurer la protection des délégués des deux pays. On imagine le scandale que produirait le kidnapping ou la mystérieuse disparition d’un délégué ukrainien… Tout ce qui porte atteinte à l’intégrité physique des négociateurs est préjudiciable à la poursuite des négociations. Il en va autrement si ce type d’événement se déroule hors du cadre des négociations, comme l’a montré le faible écho provoqué par la mort de Denis Kireev, l’un des négociateurs ukrainiens présents en Biélorussie, abattu à Kiev quelques jours plus tard dans des circonstances troubles.

Le timing et les « négociations dans les négociations »

Il y a le timing de la négociation. Est-ce le bon moment pour négocier ? Choix difficile tant pour l’agresseur que pour l’agressé, dans une négociation en période de guerre.

Les Russes peuvent se dire qu’ils sont en position de force du fait de leur avancée militaire sur le terrain. Ils peuvent donc vouloir tirer le maximum de la négociation en cours en termes de concessions arrachées aux Ukrainiens. Ces derniers peuvent, tout au contraire, estimer qu’ils sont capables de résister sur le terrain (ce qui est avéré) et donc retarder le moment de la négociation ou, en tout cas, le moment où il faudra faire des concessions.

La négociation est elle-même une épreuve temporelle. Les parties peuvent estimer qu’il convient de gagner du temps pour laisser à leur armée respective la possibilité de marquer des victoires sur le terrain. Les premiers rounds sont donc souvent des exercices convenus, sans grande substance. On réaffirme sa position de principe, puis on discute sujet après sujet en déroulant l’agenda préalablement convenu.

À un moment, les chefs de délégation peuvent demander une interruption de séance. C’est parfois l’occasion pour eux d’aller prendre un café ensemble et de discuter à l’écart de leurs délégués respectifs au sujet de ce qui peut aboutir à un compromis et ce qui ne le peut. On pense aux négociations secrètes entre Henry Kissinger et Le Duc Tho pour mettre fin à la guerre du Vietnam. Menées trois années durant (avec des interruptions), entre 1970 et 1973, dans un pavillon de la banlieue parisienne, elles ont abouti parce que les deux négociateurs avaient su développer une relation de confiance malgré tout ce qui les opposait.

Un négociateur ne peut se laisser envahir par l’émotion. On n’imagine pas le chef de la délégation ukrainienne verser une larme. Il faut rester entièrement maître de ses moyens et utiliser toute son intelligence (dans laquelle la ruse joue un rôle) pour aboutir à un compromis qui ne soit pas une capitulation.

Négociations bilatérales… et intervenants extérieurs

Qui a le dernier mot dans une négociation ? Supposons que les chefs de délégation russe et ukrainien s’accordent sur un compromis pour un cessez-le-feu. Cet accord est dit « ad referendum », c’est-à-dire qu’il doit être validé auprès de leurs autorités respectives.

Seulement voilà : imaginons que le Kremlin refuse le projet d’accord. Le chef de la délégation russe est en quelque sorte désavoué. Cela aboutit à paralyser la négociation. Il faut alors tout recommencer, et cela dans un climat de suspicion accru. D’ailleurs, le chef de délégation est souvent remplacé car lorsqu’on est désavoué par ses autorités, on a beaucoup de mal à continuer à mener une négociation.

Une négociation diplomatique peut être accompagnée de contacts parallèles. Ainsi, le président Macron a-t-il des contacts téléphoniques réguliers avec son homologue russe, pour en quelque sorte appuyer les efforts de négociation de part et d’autre.

Il faut, toutefois, éviter que ces négociations parallèles prennent le dessus sur les négociations bilatérales officielles, au risque de les décrédibiliser. Dans le cas russo-ukrainien, il est toutefois permis de penser que des entretiens entre Lavrov et son homologue américain Blinken constitueraient un levier appréciable pour faire aboutir un projet de cessez-le-feu.

Quid des médiateurs ?

Il est aussi beaucoup question de médiation, ces temps-ci. La Turquie a fait offre de médiation, mais on a rapidement constaté que cela n’a eu que très peu d’incidence sur les négociations, de même que la tentative entreprise par le premier ministre israélien Naftali Bennet t, qui a rencontré Poutine le 5 mars avant de parler au téléphone à Zelensky. En effet, pour qu’une médiation réussisse, il faut que le médiateur dispose d’une réelle influence (un levier) sur les parties en présence. Or l’influence des autorités turques sur le maître du Kremlin est très limitée.

On évoque aussi une médiation chinoise, très hypothétique à ce stade-ci. Mais en termes d’influence, la Chine dispose de leviers considérables vis-à-vis de la Russie (cette dernière se tournant vers son voisin chinois pour alléger le poids des sanctions occidentales).

Imaginons une médiation entre la Russie et l’Ukraine. Le médiateur devra déployer toute la mesure de ses talents en se situant dans une position médiane et en faisant émerger des points d’accord entre Russes et Ukrainiens, sans leur faire perdre la face, évidemment. Tout l’art est d’intervenir ni trop tôt (et sans doute est-ce encore trop tôt, pour les Russes) ni trop tard. Lorsque la médiation a commencé, le médiateur devra s’adapter à la situation pour laquelle il intervient. La médiation nécessite souvent un « forcing » diplomatique. Il s’agit d’exercer une pression maximale sur les parties. À Dayton, en 1995, les Américains avaient enfermé dans la base aérienne de l’Ohio les acteurs du conflit bosniaque jusqu’à l’obtention d’un accord à l’arraché.

Mais la médiation est un processus ponctuel, qui n’est pas appelé à durer. Elle ne se substitue pas aux mesures de rétablissement de la paix et de reconstruction du cadre normatif. À noter qu’aujourd’hui la figure solitaire du médiateur a souvent laissé la place aux médiations collectives, chacun jouant sa partition pour faire émerger une dynamique de nature à produire un accord entre les parties.

Reste la question centrale : pourquoi et quand faire des concessions ? La négociation est toujours un rapport de force. Celui qui est en position de force va tenter d’engranger un maximum de dividendes de la situation présente, en se disant que le rapport de force peut être beaucoup moins favorable plus tard. Celui qui est en position de faiblesse sera enclin à faire des concessions, en se disant que la situation pourrait être pire encore plus tard.

Les trois logiques de la négociation

La négociation se décline en trois logiques. Soit on vise le jeu à somme nulle (je gagne, tu perds), qui débouche nécessairement sur une situation privilégiant une des parties. Soit on recherche la solution gagnant-gagnant, et la négociation est dite coopérative. Soit, enfin, on est dans le cas de figure de la concession (le donnant-donnant).

Il semble que ce soit ce scénario qui prévale dans les négociations russo-ukrainiennes, sans que l’on sache précisément où se situera le point médian des concessions que chacune des parties est disposée à faire. En échange du retrait des troupes d’occupation russes, l’Ukraine est-elle prête à adopter un statut de neutralité (à l’instar de l’Autriche ?). Et est-elle prête à reconnaître l’amputation d’une partie de son territoire (le Donbass) ? On peut en douter, pour ce qui est du territoire.

On pressent ici que la difficulté se situe précisément dans la compréhension des buts de guerre de Poutine. Il ne les a jamais clairement énoncés. Le compromis va devoir trouver un équilibre entre des intérêts contradictoires, et ne peut faire l’économie de l’éternelle question : que vais-je lâcher ? Il est assez normal que les positions s’assouplissent en cours de négociation, sans toutefois céder sur ce que chacune des parties considère comme étant « non négociable ».

Finalement, on peut dire que la négociation diplomatique est une série de petites avancées. On fera une concession ici, une suggestion là, on fera jouer des leviers extérieurs, on veillera à ce que personne ne perde la face. En toutes circonstances, on évitera la moindre provocation et on veillera à contenir les émotions et l’impatience, qui sont mauvaises conseillères. La ruse n’est pas interdite mais la dissimulation peut conduire à des compromis fragiles et de courte durée…

Par Raoul Delcorde, Guest Professor European Studies, Université catholique de Louvain (UCLouvain).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

 

 

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