[Tribune] ne laissez pas la démocratie tunisienne s’écrouler

Par Raed Ben Maaouia, co-fondateur de la Social Accountability Association en Tunisie.


Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur de fruits de 26 ans, s’est aspergé d’essence et s’est immolé par le feu dans la ville de Ben Arous, au nord-est de la Tunisie, après s’être fait confisqué son chariot par la police. Poussé à bout par le désespoir économique et l’humiliation liée à son harcèlement par les autorités locales, il est devenu l’étincelle du soulèvement tunisien de 2010-2011 contre le sous-développement économique, la corruption et des décennies de dictature, qui a conduit à l’éviction de l’homme fort de la Tunisie, Zine El Abidine Ben Ali.

Les protestations tunisiennes ont donné un élan aux mouvements du printemps arabe de 2011, qui ont permis à des dizaines de millions de citoyens arabes de se révolter contre les régimes oppressifs dont ils ont longtemps souffert.

La Tunisie a depuis lors respecté les règles de la démocratie, en entérinant une constitution progressiste en 2014 et en mettant en place des institutions pour préserver les libertés, même si un grand nombre de ses réformes étaient imparfaites et ne répondaient pas nécessairement aux aspirations du public tunisien. En 2015, le prix Nobel de la paix a été décerné au quartet du dialogue national tunisien composé de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, de l’Ordre national des avocats de Tunisie et de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat. Ce groupe d’organisations de la société civile a contribué à la médiation des efforts visant à consolider le pluralisme dans le pays. La Tunisie a suivi une trajectoire très différente de celle de ses voisins. Alors que l’Égypte a sombré dans un violent autoritarisme à la suite du printemps arabe et que la Syrie, le Yémen et la Libye ont sombré dans la guerre civile, la Tunisie s’est imposée comme un modèle de démocratie arabe.

Aujourd’hui, les acquis politiques de la Tunisie au cours des 11 dernières années sont en péril. Les mesures exceptionnelles prises par le président tunisien Kais Saïed le 25 juillet menacent de réduire à néant les acquis des durs combats menés par les Tunisiens pour la liberté depuis 2010. En réponse aux protestations contre l’économie en piteux état, les piètres performances des autorités dans la lutte contre la corruption et leur incompétence face à la pandémie de COVID-19, Saïed a limogé le Premier ministre Hichem Mechichi, suspendu les travaux du corps législatif pendant 30 jours, retiré l’immunité aux parlementaires et assumé l’autorité judiciaire. Saïed a ainsi monopolisé les trois branches du pouvoir : législatif, exécutif et judiciaire.

La réaction de la communauté internationale – des États-Unis à l’Europe en passant par l’Union africaine – a été assez mitigée jusqu’à présent. Les décideurs politiques et les experts juridiques se sont perdus dans undébat sémantique pour déterminer si les mesures prises par Saïed constituaient un coup d’État, un coup d’État en douceur ou un coup d’État constitutionnel. Pendant ce temps, avec chaque jour qui passe, les espoirs de maintenir le cap démocratique en Tunisie s’amenuisent.

Un mois s’est écoulé depuis l’entrée en vigueur des mesures de Saïed et la Tunisie reste dans l’incertitude la plus totale, sans aucun contrôle du pouvoir du président ni aucune idée de la date à laquelle la période d’urgence qu’il a déclarée prendra fin. Aucun nouveau Premier ministre n’a encore été nommé, aucun cabinet n’a été formé, aucune feuille de route n’a été annoncée et aucun appel au dialogue national n’a été lancé. Le président Saïed a déclaré à plusieurs reprises dans ses discours qu’il ne se rétracterait pas et qu’il ne négocierait pas avec les « corrompus », sans préciser à qui il faisait référence.

Saïed a justifié les mesures exceptionnelles qu’il a prises comme une réponse aux demandes de la population qui a protesté le 25 juillet contre la détérioration des conditions sanitaires et socio-économiques du pays et a appelé le gouvernement à démissionner. Ces mesures bénéficient du soutien de la population tunisienne, les sondages locaux indiquant un taux d’approbation de 87 %. Les manifestants, venus en nombre exprimer leur soutien le 25 juillet, se sont heurtés aux forces de l’ordre et ont attaqué les bureaux du parti islamiste Ennahda, qui détient le bloc le plus important au Parlement.

Les Tunisiens avaient toutes les raisons de se mobiliser. Le pays souffre de l’un des pires taux de mortalité de COVID-19 par habitant d’Afrique et du Moyen-Orient. Il souffre en outre de l’incompétence des services publics et d’un taux de chômage d’environ 17 %. Le tourisme en Tunisie a subi l’impact négatif des attaques terroristes de 2015 et de la pandémie, et la dette publique s’élève à 85 % du PIB.

Si les troubles qui ont précédé le 25 juillet ont montré quelque chose, c’est que la jeune démocratie tunisienne était fragile et superficielle. En un mot, une démocratie préservant la corruption. La kleptocratie battait son plein et les pratiques quotidiennes de corruption endémiques dans l’ensemble des systèmes économiques, sociaux et sécuritaires de la Tunisie, contrecarraient la consolidation démocratique. Au lieu d’une démocratie socialement responsable, la Tunisie fait actuellement l’expérience d’une version populiste, avec Saïed se présentant comme la voix du peuple tunisien dans sa révolte contre la classe politique corrompue et honnie. Il a lancé des enquêtes sur des personnalités et des partis politiques soupçonnés de corruption et leur a imposé des interdictions de voyager. Il est possible qu’il utilise cette logique pour cibler les opposants politiques de manière plus sélective.

Il ne fait aucun doute que des réformes systémiques contre la corruption sont désespérément nécessaires en Tunisie, mais la solution n’est pas le démantèlement de la démocratie, mais plutôt son renforcement. Les acteurs de la classe politiques et de la société civile tunisiennes doivent adopter une position sans équivoque : nous ne soutiendrons pas une Tunisie plus autoritaire. Même si certains croient que le régime de l’homme fort peut être efficace pour assurer une croissance économique et une gestion efficace des problèmes, il est en réalité préjudiciable aux institutions démocratiques et aux libertés publiques, avec des répercussions désastreuses à long terme. La Tunisie a besoin d’être débarrassée de sa corruption, mais pas d’un pouvoir absolu attribué à un seul individu. Les personnes soupçonnées de corruption doivent être soumises à une procédure judiciaire adéquate.

De plus, la nomination d’un nouveau Premier ministre n’est pas une mesure corrective suffisante. La Tunisie a besoin d’une feuille de route pour sortir de la crise à travers un dialogue politique national et une continuité institutionnelle. Même s’ils sont discrédités aux yeux de l’opinion publique, les partis politiques et le parlement ne peuvent pas être simplement renversés. Ce sont les votes des Tunisiens qui doivent déterminer quels nouveaux représentants seront chargés de les aider à sortir de la crise. Un gouvernement compétent doit être formé avec un large consensus des partis politiques et de la société civile pour aider à soutenir l’économie atone et s’attaquer aux ravages de la pandémie.

Il est à noter qu’en l’absence d’une cour constitutionnelle en Tunisie – qui n’a jamais été établie en raison du paysage parlementaire fracturé qui a empêché les partis de se mettre d’accord sur la composition de la cour –Saïed s’est accordé le droit d’interpréter la constitution à sa guise. Il a fait appel à l’article 80 pour justifier sa démarche le 25 juillet. L’article 80 permet au président de prendre des mesures extraordinaires en cas de « danger imminent » menaçant le pays. Les troubles généralisés du 25 juillet ont été exploités pour invoquer l’article 80 de la Constitution. Toutefois, cette clause nécessite une consultation avec le chef du gouvernement et le président du parlement, et le parlement doit être en session continue pendant qu’elle est invoquée. Aucune de ces conditions n’a été remplie par les mesures prises par Saïed le 25 juillet.

Il y a deux scénarios possibles pour la Tunisie à l’heure actuelle. Le premier est la création d’une troisième République qui abolirait le système politique actuel. La première République tunisienne de 1959 a pris fin avec l’éviction de Ben Ali en janvier 2011, qui a ensuite instauré la Deuxième République entérinée par la Constitution de 2014 jusqu’à aujourd’hui. La troisième République verrait un référendum sur un nouveau système politique et une nouvelle constitution, ainsi que de nouvelles élections parlementaires. Il est probable que Saïed cherche à obtenir une constitution consacrant un système présidentiel plutôt que parlementaire. Si le système parlementaire complexe de la Tunisie a effectivement retardé le progrès dans le pays, il faut également noter qu’il est beaucoup plus difficile pour un système parlementaire d’ouvrir la voie à une dictature qu’il ne l’est pour un système présidentiel. Il convient également de noter que pour qu’un système parlementaire soit efficace, il faut une plus grande sensibilisation aux principes, valeurs et attitudes démocratiques que celle dont font preuve actuellement les acteurs politiques tunisiens.

Le deuxième scénario possible serait un retour à la légitimité constitutionnelle, à savoir le rétablissement du Parlement et le retour de l’immunité aux membres du Parlement, à l’exception de ceux qui sont considérés par la loi comme corrompus. Cela pourrait également conduire à la nomination d’un gouvernement intérimaire pour aider le pays à sortir de la crise et à la tenue d’élections législatives anticipées.

Dans le second scénario, Saïed pourrait chercher à mettre en place un système parlementaire modifié avec une loi électorale révisée qui introduirait un seuil électoral de 5 % aux élections parlementaires comme minimum pour permettre aux partis de gagner des sièges parlementaires au lieu des 3 % actuels. Les détracteurs du système des 5 % affirment qu’il aliène les petits partis, tandis que ses partisans soutiennent qu’il pourrait contribuer à mettre fin à la dispersion du paysage parlementaire, qui a entraîné des difficultés à adopter des projets de loi et à parvenir à un consensus sur les décisions nationales. La Tunisie dispose actuellement d’un système de vote proportionnel qui ne permet à aucun parti de remporter la majorité absolue des voix au parlement, ce qui signifie que le parti ayant le plus grand nombre de sièges doit rechercher d’autres alliances politiques qui sont souvent fragiles, incompatibles et opportunistes.

Quel que soit le scénario retenu, les Tunisiens ont besoin de garanties que leur démocratie ne sera pas anéantie. Jusqu’à présent, les premiers signes sont inquiétants. Outre la prise de pouvoir de Saïed le 25 juillet, les forces de sécurité ont perquisitionné le lendemain les bureaux de la chaîne d’information Al Jazeera, considérée comme sympathisante d’Ennahda. Quelques jours plus tard, le député tunisien indépendant Yassine Ayari, qui critique ouvertement le gouvernement et l’armée, a été condamné à deux mois de prison par un tribunal militaire. Il est le premier député à être poursuivi en justice depuis la levée de l’immunité parlementaire par Saïed.

La responsabilité, les droits de l’homme, la liberté d’expression et l’État de droit doivent être préservés en Tunisie. Ils empêcheront toute dérive autoritaire du président et superviseront les réformes lancées par tout nouveau cabinet. Les Tunisiens doivent avoir l’assurance que les prochaines élections se dérouleront dans un climat de non-intimidation et sans que les procédures normales de modification de la constitution ne soient perturbées.

La société civile tunisienne doit faire pression sur les dirigeants pour qu’ils remettent la Tunisie sur la bonne voie, sans quoi nous aurons tous été complices du fait d’avoir potentiellement compromis notre démocratie naissante. Nous aurons également été complices de la prolongation des malheurs des Tunisiens, car l’impasse actuelle entravera la capacité des autorités à résoudre les graves problèmes économiques et sanitaires du pays.

N’oublions pas la lutte du peuple tunisien pour la construction d’une société pluraliste et progressiste, ni les espoirs des aspirants à la démocratie dans le monde arabe. Les organisations et associations de la société civile doivent défendre les libertés et les droits publics et privés. Nous devons nous réaligner sur les processus démocratiques et le droit des citoyens à l’autodétermination par les urnes et le transfert pacifique du pouvoir. Il est impératif d’aider la Tunisie en cette période critique avant qu’il ne soit trop tard. Ne laissez pas la démocratie tunisienne s’écrouler.

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