Après une trentaine d’années dans la finance européenne, Alain Tchibozo est désormais l’Economiste en chef de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD). Il a conduit fin janvier, pour cette institution financière régionale, une émission obligataire à objectifs de développement durable de 750 millions d’euros, avec une maturité de 12 ans, à un taux de 2,74%.
La première du genre sur le continent. Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, l’expert revient sur les contours de cette opération inédite et livre son analyse à propos du développement dans le contexte africain.
Vous avez récemment accepté de rejoindre la BOAD à un moment critique de l’économie mondiale suite à la crise, vous qui avez passé les trente dernières années dans la finance européenne. Qu’est-ce qui vous a motivé ?
Alain Tchibozo – J’étais effectivement à Londres. Je travaillais dans l’arbitrage et j’investissais sur des émissions de banques. En fait, cela fait près d’un an que les banques émettent des obligations de développement durable. On s’est rendu compte que ces banques émettaient du green pour financer des projets green. En regardant de plus près, j’ai vite constaté qu’en fait, on levait de l’argent par des banques en Europe, afin de financer des projets en Afrique. Je me suis alors dit que c’était assez curieux que je travaille sur l’Afrique depuis Londres. Cela m’a donc paru naturel, quand on me l’a proposé, de rejoindre la BOAD pour contribuer aux techniques financières.
Pour être honnête, je ne change pas vraiment de métier. Je continue de faire ce que je faisais déjà. C’est juste que je suis désormais plus proche du client final. Cela a un intérêt, puisque quand j’étais à Londres, j’assistais certes à toutes les réunions, mais j’étais loin. A la BOAD, je suis également sur le terrain. Récemment encore, à titre d’exemple, nous avons visité les projets financés par la BOAD à Cotonou [Bénin, NDLR].
La BOAD vient justement de réaliser une émission obligataire à objectifs de développement durable de 750 millions d’euros. La première du genre sur le continent. Comment expliquer cette orientation ? La BOAD a-t-elle vocation à être leader en matière d’innovation financière en Afrique ?
Nous avons effectivement réalisé cette émission obligataire durable. Mais non, nous n’avons pas, en soi, vocation à être leader. Il y a une très forte demande de financements qui émane des Etats et nous nous sommes rendus compte qu’une bonne partie de ces financements demandés par les Etats membres de notre sous-région sont des financements éligibles à ce qu’on appelle le paterne développement durable. Cela implique un certain nombre de contraintes : empreinte carbone, accès des populations à des services de base, … Cependant, les projets green ont deux intérêts : premièrement, ils relèvent d’une thématique que les investisseurs internationaux sont très prêts à financer ; deuxièmement, ils sont durables, car ils vont permettre le développement de notre région pendant plusieurs années.
Ce sont les raisons pour lesquelles nous nous sommes dits que nous ne ferions plus des émissions obligataires classiques, mais des émissions obligataires destinées à financer des projets de développement durable. La BOAD a donc stratégiquement choisi d’investir dans ce sens. La bonne surprise est que d’une part les investisseurs nous ont suivi massivement, puisque nous avons eu pour 4,4 milliards d’euros de carnets d’ordre. C’est beaucoup ! D’autre part, nous avons réussi à obtenir une maturité de 12 ans, mais aussi le taux le plus bas. En 2016, nous avons réalisé une émission à un taux de 5,5%. En 2021, nous sommes à 2,75%. C’est en cela que cette émission obligataire est vraiment novatrice. Ce qui est un très bon signal parce que cela veut dire que les investisseurs sont prêts à accompagner le développement, à condition que celui-ci soit un développement durable.
Techniquement, comment avez-vous mis en œuvre cette émission obligataire durable ? En quoi est-elle différente d’une émission obligataire classique ?
Les techniques financières sont les mêmes. En revanche, nous avons dû identifier de manière précise les projets à financer. C’est un aspect très important dans le cadre de financements durables. Or, nous savons que lorsqu’on émet une obligation classique, on collecte les fonds, ensuite on fait à peu près ce qu’on veut. Tant qu’on rembourse, il n’y a aucun souci.
Ce cas de figure ne peut s’appliquer dans le cadre d’une obligation durable. Plusieurs contraintes s’imposent. Après l’identification des projets à financer, ceux-ci doivent passer par un process d’origination que nous avons fait auditer par des cabinets spécialisés, lesquels ont conclu de la conformité de nos méthodes à celles du développement durable. Nous nous sommes également engagés à faire auditer nos projets tous les ans, afin de vérifier que ce que nous faisons est bien conforme à ce que nous nous sommes engagés à faire.
C’est en cela qu’il y a des contraintes et que le fait d’avoir réussi à le faire en Afrique, démontre une certaine discipline et un certain engagement. Aujourd’hui, la BOAD est la première institution financière à avoir pris cet engagement.
Ces fonds sont destinés à financer des projets à fort impact social, dans le domaine des infrastructures, de la santé, des énergies, de l’éducation et de l’habitat social. Pourquoi ces secteurs en particulier ? Vous semblent-ils prioritaires dans le contexte actuel de la sous-région ouest-africaine ?
Quand on regarde notre sous-région aujourd’hui, qui souffre de retard de développement, on se rend compte qu’il y a des difficultés majeures. La première concerne nos infrastructures qui doivent encore être développées. Les marchandises circulent mal. Pendant 20 ans, la BOAD a fait un gros effort pour les routes, les ports, les aéroports. Aujourd’hui, les infrastructures numériques sont capitales, nous en avons besoin. Si notre région n’est pas connectée à internet, comment allons-nous nous développer ? Comment allons-nous construire des usines ? Comment allons-nous parler aux gens d’Europe ou d’Amérique ? Il est donc tout à fait naturel que les infrastructures, notamment numériques, figurent dans nos cinq secteurs prioritaires.
Parlons d’énergie. Aujourd’hui, développer nos pays implique aussi le développement de l’agriculture, parce que cela garantit la sécurité alimentaire pour nos populations. Cela implique également le développement de l’industrie, car plutôt qu’exporter nos matières premières, nous devons pouvoir les transformer localement. Et pour réaliser tout cela, l’énergie est indispensable. Or, notre problème aujourd’hui, c’est que nous avons de l’énergie carboné et de l’énergie classique. Le problème que nous avons dans toute notre sous-région est le nombre de coupures d’électricité. Cela pose un problème important. Car, si un opérateur économique détient une usine qui fonctionne 24h/24, il lui faut deux ou trois groupes électrogènes. Les coûts de revient d’énergie deviennent donc très élevés. Il devient ainsi urgent de mettre en place une bonne énergie, solaire ou photovoltaïque, une énergie stabilisée. Ce type d’énergie nécessitant des investissements lourds, c’est à ce niveau que la BOAD intervient, parce que les banques ne peuvent pas le faire, les particuliers encore moins. Notre vocation est donc d’aider les Etats à financer toutes ces infrastructures d’énergie durable, pour le développement de nos industries et de notre agriculture notamment.
Parlons d »immobilier. Beaucoup de gens chez nous vivent dans les bidonvilles et n’ont pas accès à l’eau, etc. C’est la raison pour laquelle nous privilégions aussi l’immobilier social. Mais celui-ci ne consiste pas juste à construire des murs. Communément aujourd’hui, on construit la maison pour ensuite tirer le câble électrique, puis l’eau. Dans les projets financés par la BOAD, nous faisons l’inverse. Nous prenons un terrain vierge sur lequel on commence par emmener de l’eau, installer des centrales photovoltaïques pour tirer l’énergie, des câbles à fibre optique, … Une fois le terrain viabilisé, on construit. Résultat : les deux, trois, quatre pièces sont bâties à un coût correct, grâce au pouls de ressources mobilisées en amont. Les locataires deviennent propriétaires au bout de 15, 20, 25 ans, lorsqu’ils ont correctement payé leur loyer. Cela permet de fixer nos populations, d’éviter que tout le monde s’entasse dans des mégapoles et de créer des nouvelles villes équipées d’infrastructures de transport, bien connectées, bien reliées. Ainsi, on peut habiter et travailler à 20, 25 km de là, parce qu’il y a des routes bien faites. C’est du super développement ! Ainsi, le fonctionnaire qui ne gagne pas beaucoup d’argent ne se battra plus sur son salaire, il se battra sur le fait qu’il peut vivre correctement. Ce sont des choses qui sont naturelles en Europe, mais pour lesquelles nous devons encore faire des efforts chez nous. Et c’est cela la vocation de la BOAD.
Dans le cadre de la réalisation de ces projets et de leur pérennisation, quelles sont les attentes de la BOAD vis-à-vis des Etats ?
J’ai parlé de ce que la BOAD apporte aux Etats : les financements, l’ingénierie financière, le plafond de projets, …). Nous les aidons en sachant que nous même avons une courbe d’expérience. C’est la raison pour laquelle nous avons cinq secteurs cibles. Car, lorsque nous montons un projet en Côte d’Ivoire, nous apprenons. Puis, quand nous réalisons le même projet au Niger, nous utilisons la courbe d’expérience que nous avions en Côte d’Ivoire.
Une fois que ces infrastructures -à titre d’exemple- sont montées, une fois qu’une bonne route relie Dakar à Cotonou ou qu’un train peut partir de Bamako à Ouagadougou avec de bonnes infrastructures, nous attendons des Etats qu’ils mettent en place un cadre juridique qui incite à l’investissement local ou international. Les investisseurs ont souvent des préoccupations liées au succès de leurs investissements. Les Etats doivent sécuriser l’environnement juridique et l’environnement physique, tandis que les opérateurs et particuliers travaillent, paient les factures d’électricité, remboursent leurs dettes à la banque commerciale. Et tout fonctionne bien.
Ce qu’il ne faut surtout, pas c’est que nous soyons dans une jungle où tous les particuliers contractent des crédits immobiliers auprès des banques commerciales et ne remboursent pas. Dans de tels cas, ces banques refuseront de prêter. Et si elles ne prêtent pas, il n’y aura pas de développement, etc. Heureusement, nous avons des Etats qui l’ont compris, mais il faut que ce soit une réalité générale dans notre sous-région.
Cette émission obligataire a en effet suscité un vif intérêt de la part des investisseurs internationaux, au nombre de plus de 260 à travers le monde. Pouvez-vous nous en dire plus sur leurs profils ?
Ces investisseurs ont tous un point commun : ils sont plus venus pour participer à une émission de développement durable que pour participer à une émission de la BOAD. Pour tous ces investisseurs, c’est la partie thématique de leurs fonds qui a investi dans cette émission. Ce qui est intéressant, c’est que -même si ce sont les mêmes noms- ce ne sont pas du tout les mêmes investisseurs qui investissaient dans nos précédentes sorties. Sachant que chez un investisseur institutionnel, il y a les fonds classiques et les fonds développement durable, nous avons fait le plein cette fois-ci avec les fonds développement durable. Et c’est vraiment novateur.
Ce qui est également intéressant, c’est qu’on se rend compte aujourd’hui que lorsque les grands institutionnels comme BlackRock [multinationale américaine spécialisée dans la gestion d’actifs, NDLR] collectent, une grande partie de ces collectes est réalisée sur les fonds développement durable, et non sur les fonds classiques ou les fonds d’arbitrage.
Ce constat fait et alors que l’Afrique est à la croisée des chemins avec d’une part les ODD à l’horizon 2030, et d’autre part l’Agenda 2063 de l’Union africaine ainsi que l’opérationnalisation de la Zlecaf, quelle place, à votre avis, devrait occuper tout ce qui est développement durable dans l’univers financement/investissement africain dans les années à venir ?
La vérité est que le développement durable est très important pour nous parce que nous avons une pression démographique. Ce qui veut dire que chaque année, nous devons financer le développement pour un nombre de personnes qui augmente de 2, 3 ou 4%. C’est donc assez agressif. Le fait d’installer des machines qu’il faut renouveler tous les quatre à cinq ans ne peut constituer la seule façon de faire ce développement. Il faut vraiment que nous adoptions des systèmes durables. Car, si nous faisons du durable, dès lors que le taux de croissance de la région est entre 6 et 7%, la situation va très vite évoluée.
A la BOAD, 20 à 25% de nos encours sont des encours qui financent des projets de développement durable. Avec 6 à 7% de croissance, on va probablement doubler dans 30 ans. Ainsi, ce qui représente aujourd’hui 25% sera la moitié de nos encours dans 20, 25 ans. C’est certain.
Propos recueillis par Ristel Tchounand.