OPINION. Contraintes au distanciel par l’épidémie de Covid, de nombreuses entreprises commencent à en percevoir les bénéfices. Toutefois, rares sont celles qui, en ayant eu l’idée avant la pandémie, réussissent à intégrer le télétravail intégral à leur ADN d’entreprise et à en modéliser les bonnes pratiques pour le transformer en véritable avantage concurrentiel sur les structures traditionnelles. Par Olivier Binet, DG France de FINOM.
Comme une lame de fond venue d’outre-Atlantique, la grande démission s’apprête à déferler sur les entreprises européennes où la guerre des talents fait déjà rage. En 2021, 38 millions d’Américains ont quitté leur emploi à la recherche d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. La vieille Europe commence à ressentir les premiers soubresauts de cette tendance.
Selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), le nombre de démissions de CDI a presque doublé, passant de 10,4% en juin 2021 à plus de 19% en juillet de la même année. Ce chiffre s’élève à 25,8% pour les CDD. Ceci sans compter les ruptures conventionnelles en augmentation. Selon la Banque de France, 300 000 emplois restent à pourvoir.
Pourtant des entreprises agiles parviennent à recruter massivement des talents à l’international, notamment grâce au distanciel. Fidéliser ses collaborateurs, faire des économies sur la location de bureaux, développer un ADN managérial agile pour proposer des services tout aussi agiles à sa clientèle : l’enjeu est de taille pour les entreprises se voulant en distanciel intégral. Des entreprises en distanciel complet depuis leurs débuts peuvent cependant partager leurs bonnes pratiques pour enrichir de leur expérience le succès d’autres pépites.
Travailler d’où l’on souhaite, un avantage pour tous
Auparavant, pour édifier une brillante carrière, il fallait rejoindre des entreprises regroupées dans de grands centres urbains, impliquant pour certains de quitter leurs familles, amis, appartements, villes d’attache, pour rejoindre la « capitale » ou d’autres chefs-lieux régionaux. Outre le sacrifice personnel requis, cette organisation implique un sacrifice financier. Se loger dans un centre urbain équivaut souvent pour les jeunes actifs à voir son salaire s’atrophier pour habiter dans un appartement inconfortable.
Selon le Journal du Net, en 2019, le salaire moyen d’un jeune employé est de 1936 euros par mois. En France, le loyer moyen s’élevait en 2020 à 695 euros mensuels selon une étude Loc Service, mais à Paris, pour la même somme, on ne peut espérer qu’un studio de 15m2. Or, pour ce loyer, plusieurs grandes villes françaises offrent déjà plus d’espace : une quarantaine de m2 à Marseille, Lille, Montpellier, Nantes, Toulouse… Dans des centres comme Grenoble, Rennes, Brest, Amiens, une cinquantaine de m2 s’offrent au locataire, jusqu’à près de 80 m2 à Saint-Étienne ou Limoges. Bénéficier d’un salaire correct et pouvoir se loger où on le souhaite, administrer son budget au mieux selon ses priorités, envisager de devenir propriétaire sont des avantages considérables pour les professionnels.
Pour les entreprises, cela équivaut à se décharger d’une dépense entre 118 et 1.000 euros du mètre carré pour les bureaux à Paris (selon le quartier, et sans compter les frais annexes). Un budget qui pèse sur des entreprises qui déboursent chaque mois des milliers d’euros pour financer des locaux désertés la moitié du temps depuis la pandémie. Il s’agit-là d’un changement de paradigme complet qui permet d’envisager un recrutement à l’international aussi facilement qu’un recrutement à l’intérieur des frontières nationales. Par conséquent, l’accès aux meilleurs profils internationaux se démocratise même pour des structures de petite ou moyenne taille.
La demande de télétravail de la part des collaborateurs ne date pas de la pandémie, et certaines entreprises l’ont implémenté bien avant d’y être contraints par la gravité du risque sanitaire. Pour nombre d’entre elles, c’est tant une économie envisageable qu’un avantage concurrentiel pour recruter des talents en besoin d’autonomie et peu enclins à sacrifier ce qu’ils ont pu construire jusque-là.
Pour recruter massivement des talents, il faut se conformer aux nécessités de ses collaborateurs : le distanciel en faisant désormais partie, il n’est plus possible d’imposer le présentiel à tous et au quotidien.
Identifier les bons profils : plus de narration et moins d’égo
Certains profils de collaborateurs sont plus enclins à donner le meilleur d’eux-mêmes en distanciel. Généralement, ils se démarquent par leur autonomie et leur maturité. Moins en demande d’encouragement, ayant déjà acquis une confiance en leurs capacités professionnelles, ces profils sont souvent plus expérimentés et ne mêlent pas leur égo à leur travail.
La question de comment identifier ces profils dès la phase de recrutement devient primordiale lors de la constitution d’équipes en distanciel intégral, car cet ADN est plus difficile à changer dans une entreprise habituée au présentiel depuis des années. Et pour cause, dans certains cas, recourir à des chasseurs de talents est une excellente pratique.
Les ressources humaines doivent savoir reconnaître les signaux faibles dès le recrutement. Le candidat idéal pour travailler dans une entreprise en distanciel se reconnaît notamment à sa manière de s’exprimer : il tend à répondre aux questions par une narration cohérente agrémentée d’anecdotes. Il expose les faits avec clarté.
Confronté à l’un de ses succès, il sait mettre en avant la part de la chance, et pas exclusivement celle de son talent. Interrogé sur ses défauts, il épargnera au recruteur la tirade consacrée sur son perfectionnisme ou le fait de placer sa carrière avant sa vie personnelle.
Enfin, si l’on tend en France à valoriser le parcours d’études d’un candidat, le profil idéal pour le distanciel est le plus souvent un pragmatique ayant commencé tôt dans la vie active.
L’intimité se propose, mais ne s’impose pas
Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour une structure dont l’ADN est le distanciel, il est nécessaire de créer une culture commune par la rencontre… même physique.
Pendant longtemps, nombre d’entreprises établies, en présentiel, ont voulu créer du lien entre leurs collaborateurs. Ceux-ci se rendaient quotidiennement au travail pendant des années, se croisant sans se connaître entre business units différentes. Pour cela ont été inventés les évènements team building. L’intention, louable au départ, de créer du lien, a pourtant pris une mauvaise tournure.
Souvent, loin de la stabilité de leurs affects et dans des lieux exotiques, des générations de professionnels ont noué des relations en clair-obscur, autour de Caipirinhas un peu trop chargées et de souvenirs de chambres d’hôtel partagées. Car, quoique tout à chacun préfère travailler avec des individus susceptibles d’échanger un éclat de rire complice avec nous et apprécier les mêmes centres d’intérêt extracurriculaires, il faut garder à l’esprit que les affinités ne se forcent pas. Elles se cultivent.
Comme certains professionnels préfèrent travailler depuis chez eux et d’autres au bureau, il en est de même pour les occasions d’échange. Pour créer de bonnes relations dans une entreprise en distanciel, il faut déjà se pencher sur les individualités qui la composent. Elles sont plus enclines à rechercher un relationnel qualitatif que quantitatif.
Pourquoi ne pas imaginer des teams building en plus petits comités, où quelques business units seulement se rencontreraient, laissant à chacun le temps de parole et d’écoute nécessaire au tissage de liens véritables ? Pourquoi exclure d’avoir avec soi la stabilité de ses affects personnels lorsque cela est possible ? Pourquoi imposer le partage de son espace personnel jusque dans son lieu de sommeil, lieu ultime de son intimité ?
Ainsi, certains apprécieront les rires complices et les conversations professionnelles arrosées dans des cadres exotiques, mais après une journée aux côtés de leurs collègues, c’est auprès de leurs affects les plus stables qu’elles auront besoin de se ressourcer. Il est primordial de pouvoir leur garantir ce souffle hors-entreprise, par exemple en remplaçant l’hôtel avec des collègues, par des appartements où retrouver l’intimité d’un diner en famille.
Communiquer efficacement
En matière de management, la gestion d’équipes en distanciel implique d’inculquer de bonnes pratiques dans l’utilisation des outils de messagerie. D’une part, planifier des réunions est indispensable pour la gestion du travail et des responsabilités, de l’autre, il faut éviter que, par leur fréquence et leur durée, elles empêchent les collaborateurs de se concentrer sur leurs missions. Les réunions doivent aboutir à un objectif.
Aussi, la communication se doit de marquer, en dépit de la distance, une bienveillance, un apaisement relationnel, tout en ne noyant pas ses collègues sous le flux d’informations. Cette mesure est organique chez certains collaborateurs « taillés » pour le distanciel : ils savent rester à la disposition de leurs collègues tout en centralisant l’information de manière rationnelle.
Présentiel et distanciel : des avantages et des impératifs différents
L’avantage managérial du distanciel, notamment pour des entreprises liées à des objectifs de performance, est à la fois multiple et conséquent. Pas de temps ni d’énergie perdue dans les transports, une plus grande résilience face aux imprévus, comme lors de l’arrivée du Covid, des collaborateurs plus libres de leurs horaires et de leurs mouvements et donc plus satisfaits et moins susceptibles de quitter leur emploi.
Cette aptitude à l’autogestion et à la responsabilité individuelle offre un immense avantage aux entreprises du digital, notamment dans le secteur fintech. Il permet aux entreprises de recruter des talents sur les cinq continents sans les contraindre à un changement de vie non désiré, de générer des solutions efficaces pour une clientèle agile pensées par des profils tout aussi agiles, d’endiguer tout risque épidémiologique lié au cadre professionnel, de bénéficier du réseau local de leurs collaborateurs et d’allouer leurs ressources financières à autre chose que de la location immobilière.
Pour parvenir à édifier une entreprise en distanciel, il faut toutefois veiller à faire de ce mode de travail l’ADN d’une entreprise, pas seulement une étape dans sa vie. En effet, cet ADN, importé dans le monde du travail par des développeurs et d’autres profils professionnels très autonomes, est particulièrement enraciné dans les entreprises issues des nouvelles technologies ; il peine davantage à s’imposer dans les structures traditionnelles. La sélection des talents qui intégreront durablement l’entreprise se fera donc autant sur des soft skills (l’autonomie, la maturité, le pragmatisme, la capacité à donner de la lisibilité sur son travail, maîtriser la visibilité de son profil sans les réunions à machine à café), que sur des hard skills techniques.
C’est cette même agilité, précisément, que plébiscite un certain type de clientèle B2B, en grand besoin d’optimiser son temps et de jouir d’une réactivité maximale chez ses prestataires externes. Cette clientèle est douloureusement consciente qu’elle ne trouvera pas autant de flexibilité auprès des structures traditionnelles, et tranche massivement en faveur de structures au modèle managérial efficace. Afin que ce modèle reste efficace, il est nécessaire de circonscrire dès le départ les valeurs clés et le profil des talents qui porteront son évolution dans les prochaines années.