Engagée dans la défense des droits des femmes depuis une trentaine d’années, Euphrasie Kouassi Yao est depuis cinq ans conseillère spéciale du président Alassane Ouattara chargée du genre. Du 23 au 25 juin dernier à Abidjan, elle a célébré en grandes pompes les dix ans du Compendium des compétences féminines de Côte d’Ivoire, plateforme de promotion de l’excellence du leadership féminin dont elle est la fondatrice. Bilan, compétences féminines et enjeux économiques sur fond de crises successives, duplication du modèle ivoirien dans d’autres pays du continent…, dans cet entretien
Après avoir été ministre de la Promotion féminine, vous continuez d’occuper de hautes fonctions en Côte d’Ivoire aux côtés du président Alassane Ouattara. Mais vous êtes à la base enseignante. De quelle manière votre parcours vous a-t-il conduit à cet engagement en faveur des compétences féminines ?
EUPHRASIE KOUASSI YAO – Effectivement, j’ai été enseignante. Aussi, une fois devenue enseignante au Lycée Sainte Marie de Cocody, un établissement d’excellence ouvert aux jeunes filles, j’y ai trouvé des élèves brillantes appelées à avoir un avenir des plus prodigieux. A mon arrivée au Ministère de la Famille, de la Femme, j’ai constaté que les femmes étaient sous-représentées avec une faible participation des femmes au plan politique, public, ou encore à des postes de décisions tant au secteur public qu’au secteur privé. Mais où sont passées toutes ces élèves brillantes que j’ai eu sous ma coupe ou même observées de loin dans mon métier d’enseignante ? Je ne comprenais pas le gap. Il y avait donc matière à creuser et des réflexions à mener pour aboutir à des solutions, car nous n’avions pas le droit de laisser ces compétences dans la léthargie. J’ai découvert l’approche Genre et Développement. J’ai compris que c’était le bon outil pour réduire ce gap. Cette approche permet de corriger les inégalités politiques, économiques, sociales et culturelles entre les hommes et les femmes, les filles et garçons.
J’ai fait également le constat que les femmes manquaient de confiance en elles. A ce propos, j’ai une anecdote à partager avec vous. Nous étions en réunion dans le cadre d’un projet. Nous devions recruter des conducteurs et conductrices de tracteurs. La réponse la plus répandue chez les femmes lorsque nous leur proposions ce travail, c’est : « Non, c’est beaucoup trop compliqué pour nous. Nous ne sommes pas capables d’y arriver ».
J’ai compris dès lors qu’il fallait travailler à un changement des paradigmes chez les femmes en leur faisant comprendre que les femmes sont à même d’exercer le même métier que les hommes.
Vous célébrez les dix ans du Compendium des compétences féminines de Côte d’Ivoire (COCOFCI). Quel bilan en faites-vous?
Le Compendium des Compétences Féminines de Côte d’Ivoire a été un succès reconnu mondialement. Avec sa base de données de 15000 femmes exploitable à souhait et à même de répondre à tout type de sollicitations en matière d’expertises, et auquel est adossée un annuaire qui regroupe plus de 1003 femmes cadres de haut niveau aux compétences plurielles. Nous avons offert ainsi aux décideurs publics ou privés des références solides pour recruter au sein de la gent féminine et fait de l’égalité femmes-hommes une réalité. Nous avons eu de l’impact au niveau politique grâce à des séances de coaching et de mentorat pendant dix ans. Les chiffres parlent d’eux-mêmes et attestent de la véracité de ce fait. En 2011, 105 femmes se sont portées candidates aux postes électifs. En 2016, sur 1000 femmes coachées sur la confiance en soi, les éléments de langage, la communication, le réseautage, 328 ont fait acte de candidature aux élections locales. En 2021, le nombre de candidates est passé à 452. Le COCOFCI a œuvré de fort belle manière pour susciter l’inscription massive des femmes sur les listes électorales. De 35% de femmes inscrites, elles sont passées à 49%.
Au plan économique, par le biais d’un lobbying bien agencé, nous avons signé des conventions de partenariat avec des structures de recrutement pour encourager et favoriser la parité femmes-hommes au sein des entreprises. Il s’est agi aussi pour nous de mettre en lumière des femmes exerçant des métiers réputés comme des professions d’hommes, dans les TIC, les mines et l’énergie en l’occurrence, qui ont gagné leurs plus importants marchés grâce à cette exposition médiatique dont elles ont bénéficié de notre part pour certaines en tant qu’entrepreneures, et pour d’autres elles ont gravi les échelons dans les compagnies qui les emploient pour occuper des postes à responsabilités. La force du réseau du Compendium des Compétences Féminines nous permet d’agir et de traiter avec célérité les challenges qui sont les nôtres. Dès le déclenchement de la pandémie du Covid-19, la Banque d’Amour et de Solidarité Efficace (BASE) a vu le jour et permis de venir en aide aux personnes dans le besoin avec des dons en vivres et non-vivres, la distribution d’insulines aux diabétiques entre autres.
En dix ans, on a réussi l’exploit de mettre en place un véritable mouvement économique et social qui a changé pour toujours la condition des femmes sous nos tropiques et qui fait la fierté de la Côte d’Ivoire à l’extérieur. Oui, nous sommes satisfaits de notre bilan.
Alors que l’économie connait régulièrement des mutations suite notamment à l’évolution technologique, comment adresser la problématique de l’acquisition de nouvelles compétences par les femmes dans l’économie la plus dynamique de l’UEMOA qu’est celle de Côte d’Ivoire?
Ici [en Côte d’Ivoire, ndlr], nous avons axé notre stratégie sur deux points saillants. D’une part, valoriser les compétences des femmes qui sont dans l’écosystème économique. Nous travaillons étroitement avec des corporations tels que le réseau des femmes administrateurs que nous avons formé en genre et développement, en leadership pour augmenter leurs capacités à faire face aux nouveaux défis de l’économie, et également les femmes issues du secteur des mines qui est un domaine prometteur. Aussi, nous avons conçu et lancé, en février 2021, le Label Genre et Compétitivité des Entreprises (Label GECE). Ce dernier donne les outils aux entreprises pour qu’elles soient compétitives et rentables. Nous travaillons sur le caractère inclusif de l’économie, avec des femmes et des hommes qui collaborent, pour une croissance économique inclusive. Nous mettons un point d’honneur sur la budgétisation sensible au genre pour voir l’impact de la distribution du budget sur les hommes et les femmes. Nous militons auprès des ministères de l’Économie et des Finances, et celui du budget pour que cette approche soit prise en compte dans le cadrage macro-économique.
Des pays comme le Sénégal, le Togo, la Guinée ou le Ghana ont déjà évoqué leur volonté de mettre en œuvre un projet similaire au Compendium. Y-a-t-il des avancées à ce stade ? Que leur conseillez-vous ?
La valorisation des compétences féminines dans le cadre de la coopération sud-sud et de l’atteinte des Objectifs de Développement Durable [ODD], l’Union Africaine a demandé que tous les pays africains aient un programme similaire au Compendium. L’Unesco a reconnu notre programme comme « Best practice » et a formulé le vœu de nous voir accompagner les pays africains et à travers le monde, car le COCOFCI est un programme de développement. L’Organisation Internationale de la Francophonie [OIF] souhaite que les pays s’empreignent de l’exemple ivoirien. En 2018, le COCOFCI a été élu, par le PNUD, à Addis-Abeba, meilleur programme africain de valorisation des compétences féminines. Des pays frères à l’instar du Mali, de la Guinée, du Sénégal, du Bénin, du Gabon ont déjà sollicité notre expertise.
Je suggère que nous ayons une véritable formation parce que ce sont des outils que nous avons créés pour bâtir le Compendium. Le Compendium n’est pas qu’un simple réseau de femmes. Ce n’est pas une simple base de données, c’est un programme de développement né de la volonté du Président de la République de Côte d’Ivoire, Son Excellence Monsieur Alassane Ouattara, de rehausser le rôle des femmes, de valoriser leurs compétences, mais surtout de répondre à des questions d’équité et de justice sociale pour atteindre le développement durable et équitable. Nous avons conçu ce modèle de développement avec les femmes et les hommes. Il y a des facteurs de réussite et des erreurs à ne pas commettre. Ce que je conseillerai à ces pays frères, c’est qu’ils viennent en Côte d’Ivoire pour s’imprégner du modèle, nous irons par la suite vers eux pour les accompagner jusqu’à ce qu’ils réussissent leur programme, et nous les évaluerons. C’est ce qui est prévu dans la phase 2 du Compendium des Compétences Féminines de Côte d’Ivoire. Nous sommes donc résolument engagés dans ce processus qui permettra le partage des bonnes pratiques du Compendium.
Alors que le continent est engagé dans une course contre la montre pour son développement sur fond de crises successives notamment celle liée à la pandémie de Covid-19 et le conflit russo-ukrainien, pour quelles raisons ce genre d’organisation est nécessaire dans tous les pays africains ?
Ce genre d’organisation a plus que jamais un rôle majeur à jouer pour le développement de l’Afrique. Son importance n’est plus à démontrer. L’Afrique est en pleine mutation, c’est le moment d’utiliser son trésor, à savoir les compétences féminines, c’est le moment pour les pays africains de regarder dans la même direction, de se mettre ensemble et encourager la coopération sud-sud en partageant mutuellement nos bonnes pratiques. Cela va régler la question de l’égalité des chances entre les femmes et les hommes pour faire face aux défis environnementaux, économiques, sociaux et culturels. Je crois, toutefois que chaque pays a ses réalités, un contexte dont il faudra en permanence en tenir compte si nous voulons réussir l’intégration africaine et le développement du continent.
Le Covid-19 et le conflit russo-ukrainien ont montré la nécessité de travailler pour mettre en place des dispositifs efficaces de notre écosystème économique. Les femmes sont des maillons essentiels de notre économie. Il est impérieux de mettre en œuvre des procédés visant la structuration de leurs activités en affinant leurs compétences, mais pas que, parce que nous devons davantage encadrer et exploiter leurs compétences. Le Compendium des Compétences Féminines de Côte d’Ivoire est à pied d’œuvre pour relever ce défi. Le moment est favorable, et ce moment c’est maintenant.
Propos recueillis par Ristel Tchounand.