A l’occasion de la sortie de son nouveau livre « La France dans le grand jeu mondial : pour un nouveau leadership », paru aux éditions Hermann le 5 janvier 2022, nous avons rencontré Pascal Lorot, président de l’Institut Choiseul, qui décrypte la relation franco-africaine à la veille du Sommet Union africaine – Union européenne.
Que recouvre l’Institut Choiseul qui demeure un cercle relativement confidentiel ?
Pascal Lorot : Il s’agit d’un think-tank indépendant basé à Paris qui s’intéresse aux questions de leadership. C’est une plateforme qui permet aux personnalités issues d’environnements économique, politique, institutionnel, mais aussi de la société civile française et internationale, de se retrouver. L’Institut est également un identificateur de talents. Nous disposons de plusieurs réseaux. Le « Choiseul France » composé d’environ 500 membres, rassemble la jeune génération de dirigeants économiques français, le « Choiseul Russie » compte 300 jeunes entrepreneurs talentueux, et depuis neuf ans, le « Choiseul Africa » regroupe plus de 450 dirigeants économiques issus du continent africain, âgés de 35 ans à 40 ans qui deviennent ensuite des Alumni. Chaque année, nous nous réunissions en Afrique, à l’invitation d’un chef d’Etat africain et nous organisons à Nice, le Choiseul Africa Business Forum. En novembre 2021, cette rencontre à réuni près de 600 dirigeants essentiellement venus d’Afrique.
Que représente le « Choiseul Africa » et quels en sont les objectifs ?
Le Choiseul Africa couvre 48 des 54 pays africains. Les interactions entre les représentants des différentes régions d’Afrique qu’il permet, favorisent un véritable dynamisme entre les opérateurs économiques. A travers le pragmatisme des chefs d’entreprises et des décisionnaires que nous recevons, nous évitons de tomber dans des considérations lénifiantes ou trop généralistes. Plusieurs partenariats ont d’ailleurs été conclus à la suite de nos rencontres économiques où l’entrepreneuriat féminin occupe une place centrale. Comme l’avait souligné l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel, l’entrepreneuriat féminin en Afrique est le plus développé au monde.
Les parts de marché à l’exportation de la France ont été divisées par deux entre 2001 et 2017, passant de 11 % à 5,5 %, conséquence de la multiplication des acteurs en terres africaines. Quels sont les secteurs-clés sur lesquels la France peut s’appuyer pour reprendre des parts de marché sur le continent ?
Il faut relativiser ces chiffres, car les possibilités en termes de partenariats économiques avec l’Afrique ont été croissantes sur cette durée. Aussi, les 5,5 % de 2017 correspondent à une masse plus importante en volume que les 11 % de 2001. Cela étant, la concurrence s’est ouverte à de nouveaux acteurs venus des pays du Golfe persique, de Turquie, de Russie, du Brésil ou d’Inde, par exemple. La France dispose néanmoins d’atouts sectoriels qui rencontrent une réalité observable sur le terrain, eu égard à l’urbanisation croissante du continent africain. Il y a peu, la population africaine vivait essentiellement en zone rurale, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Dès lors que grandit l’urbanisation, apparaît une multitude de besoins en matière de voirie, d’électricité, de signalétique, de gestion des déchets et de traitement des eaux, mais aussi de tout ce qui relève de la « smart city » où la France dispose d’un savoir-faire qu’elle sait vendre à l’extérieur.
La France conserve un « savoir-faire » en matière d’infrastructures, mais reste-t-elle compétitive face à la Chine qui dispose non seulement de cette expertise, mais qui, en sus, apporte des fonds nécessaires à leur réalisation sans exiger les mêmes contraintes en termes de compliance ?
Les entreprises occidentales ont un handicap financier face aux moyens déployés par la Chine du fait d’un système politique quasi-endogamique entre la puissance publique et les entreprises chinoises qui permet à ces dernières d’être beaucoup mieux dotées en termes de capacités de financement des infrastructures africaines. C’est aux pays européens de trouver les modalités financières d’une coopération industrielle avec l’Afrique. Par ailleurs, les partenariats avec la Chine qui ont fait florès sur les vingt dernières années sont en train de ralentir, car de nombreuses modalités d’accords conclus entre les autorités gouvernementales et les entreprises chinoises sont draconiennes. Ces partenariats sont désormais associés à une forme de prédation en Afrique, car ils ont été rendus possibles en gageant matières premières et réserves foncières notamment. Nombre de partenariats ont hypothéqué l’avenir d’Etats africains en créant une dépendance financière accrue vis-à-vis de Pékin et les Africains en sont conscients. Selon moi, l’emballement africano-chinois est révolu.
Le président Macron cherche à intensifier les relations commerciales avec les locomotives anglophones. Si l’on regarde l’exemple kényan, la France reste un partenaire marginal, selon la direction générale du Trésor. Les exportations françaises sont en-deçà du potentiel national et ne représentent que 0,04 % des exportations totales de l’Hexagone. Quelle serait la stratégie idoine pour percer ces marchés ?
Nous sommes entrés dans une ère multi-vectorielle et multirégionale. La France n’étant pas une économie commandée, le renforcement des partenariats repose sur les entreprises et non pas sur la puissance publique. Aussi, la meilleure façon de renforcer l’empreinte économique des entreprises françaises sur des géographies nouvelles comme le Kenya, c’est de motiver les entrepreneurs français à s’y intéresser. Il existe des accompagnements financiers, et Bpifrance a développé une stratégie structurée en la matière, mais il revient aux entreprises de prendre leur risque. Au niveau des flux d’investissements directs, nous sommes confrontés aux limites stratégiques de certains fonds d’investissement que l’on ne peut territorialiser au-delà de leur siège social (…) Nous ne sommes plus dans la même situation qu’il y a trois ou quatre décennies, avec des crédits à taux zéro et des incitations fortes, car les disponibilités monétaires sont plus limitées. Ensuite, les conditions réglementaires appliquées à ces politiques d’accompagnement sont beaucoup plus régulées au niveau multilatéral à travers l’OCDE notamment. Les entreprises ont de fait moins de marge de manœuvre pour pénétrer les marchés.
Selon votre dernier écobaromètre, 70 % des investisseurs que vous avez sondés pensent encore s’orienter vers la zone francophone. Quel est le risque que la dégradation de la situation sécuritaire et politique à l’ouest du continent ne menace ces prospectives ?
Les instabilités politiques auxquelles nous assistons actuellement au Mali et en Guinée par exemple, mais aussi le risque sécuritaire dans le Sahel sont autant de facteurs qui pèsent sur le choix des entrepreneurs. Néanmoins, l’essentiel des échanges entre la France et l’Afrique de l’Ouest se focalise sur quelques pays comme la Côte d’Ivoire et le Sénégal qui sont des économies structurées, bénéficiant d’une stabilité politique assez forte à l’heure actuelle (…). Quel que soit le contexte politique, économique ou social d’un pays, les entreprises doivent s’adapter en permanence dans un environnement évolutif qu’elles ne maîtrisent pas. Il n’est pas question de plier bagages à la moindre difficulté. J’observe qu’en dépit de contextes parfois compliqués, de plus en plus de PME françaises cherchent à s’établir en Afrique subsaharienne.
A la veille du Sommet UA-UE, les priorités européennes ne sont pas nécessairement celles des Africains. « Startups nations » et « green deal » sont considérées comme secondaires en Afrique par rapport aux infrastructures ou à la structuration des chaînes de valeur locales. Cette dichotomie n’explique-t-elle pas en partie, le « décrochage » des Français et plus largement des Européens en Afrique ?
La question des smart cities qui est européenne deviendra un jour ou l’autre une préoccupation africaine et c’est déjà le cas dans plusieurs pays. Il est vrai que les Africains affrontent un certain nombre de défis pour lesquels les Européens ont une responsabilité. Le sujet majeur est celui des chaînes de valeur. Comment faire en sorte que la richesse créée reste en Afrique ? Il faut sortir du schéma qui repose sur des exportations de produits bruts qui reviennent par la suite en Afrique, transformés avec une plus haute valeur ajoutée. C’est une problématique qui s’inscrit dans le cadre de la relation Europe-Afrique, mais elle est également présente, sinon plus, dans la relation entre la Chine et l’Afrique (…).
En septembre dernier, lors du Congrès mondial de la nature, organisé par l’Union internationale pour la conservation de la nature qui s’est tenu à Marseille, les ministres des Affaires étrangères français [Jean-Yves Le Drian] et gabonais [Lee Wight] ont lancé une opération diplomatique pour fixer les chaînes de valeur en Afrique. Les initiatives qui vont dans cette direction entre l’Europe et l’Afrique existent et se structurent peu à peu.
Le président Emmanuel Macron cherche à renouveler les relations franco-africaines sur la base d’un new-deal. Pourtant, le sentiment anti-français n’a jamais été aussi grand. Comment l’interprétez-vous ?
Toute initiative permettant de rapprocher la France de l’Afrique va dans le bon sens. La France se doit de tendre la main à l’Afrique en lui parlant de façon plus directe, dans un respect mutuel, ce que prône précisément le président Macron. Pour que cette orientation soit efficace, il faut que cette envie de dialogue et de rapprochement soit partagée, ce qui n’est pas toujours le cas. D’aucuns surfent sur une certaine hostilité ambiante contre la France, en manipulant quelquefois une jeunesse qui n’a pas connu la période coloniale, pour occulter les vrais problèmes nationaux dont la France n’est pas comptable. La période coloniale est terminée depuis plus de 60 ans. On ne peut pas lui reprocher le mal développement de ses anciennes colonies. Il faut sortir de cette interprétation pour entrer dans une relation plus saine et normalisée.
Propos recueillis par Marie-France Réveillard