Maillon clé du système financier, les banques sont souvent critiquées pour le financement de l’économie réelle jugé « insuffisant ». Dans le cadre de notre série sur l’innovation financière et la possibilité pour le continent de frayer son propre chemin, Paul Derreumaux, Président d’honneur de Bank of Africa, retrace l’évolution des techniques financières au sein de la banque africaine au cours des 30 dernières années et analyse notamment les voies potentielles d’innovation.
Vous êtes un acteur bancaire de longue date sur le continent avec notamment la création de Bank of Africa (BOA). Quelle est votre analyse de l’évolution des techniques financières au niveau régional au cours des 30 dernières années ?
PAUL DERREUMAUX – Il y a eu effectivement sur ces trois décennies beaucoup de transformation. Si on considère uniquement l’Afrique subsaharienne en enlevant l’Afrique du Nord et l’Afrique du Sud (qui est un monde à part). On peut identifier plusieurs évolutions qui ont été d’ailleurs induites par des facteurs divers. Un premier facteur est celui d’une révolution capitalistique du système bancaire subsaharien dans les années 1970 – 1980 en Afrique anglophone et dans les années 1980 – 1990 en Afrique francophone. Les banques qui y existaient, étrangères ou étatiques, se sont trouvées sinistrées. C’était la grande crise durant cette période qui a également été celle de la création de banques privées à capitaux africains. Et cela a eu plusieurs effets sur les techniques. On a d’abord eu des banques moins élitistes plus orientées vers les particuliers, avec notamment un abaissement des seuils d’ouverture de compte, une technique bancaire qui s’est fortement élargie, l’adoption d’une politique de création d’agences, ainsi qu’une pratique de consolidation des crédits entre banques locales appartenant à des pays différents alors qu’auparavant, passait par les sièges étrangers.
Le deuxième facteur est l’évolution informatique. Dans les années 80, beaucoup de banques africaines ont commencé à s’équiper de logiciels informatiques et à automatiser le traitement des opérations avec leur clientèle. Pour vous donner une anecdote, en 1982 quand nous créions la Bank of Africa Mali qui était la première BOA, la banque auprès de laquelle nous avons ouvert notre compte était la filiale locale du Crédit Lyonnais qui fonctionnait avec des « cartons de position » manuels, c’est-à-dire une gestion mécanique et non immédiate des versements et des opérations de retraits. Alors qu’à notre tour, nous avons tout de suite commencé avec une gestion informatisée en relation directe avec la clientèle. Cela s’est étendu ensuite avec les progiciels multi-agences qui permettaient de travailler directement à partir du siège sur les agences de provinces.
Une autre transformation technique s’est opérée dans les années 2000 lorsqu’il y a eu la généralisation des cartes de crédit auprès de toutes les banques, alors qu’auparavant ces cartes étaient uniquement l’apanage des filiales de banques françaises ou anglaises selon les zones. Toutes les banques se sont progressivement équipées. Au sein de l’UEMOA notamment il y a eu la création du GIM-UEMOA [Groupement Interbancaire Monétique créé par la BCEAO et les banques, NDLR], qui a favorisé la démocratisation de la carte.
En outre, l’évolution des pratiques commerciales à cette époque a été à la base de certains changements techniques. Je citerai l’exemple du système des packages qui était très connu au Maroc et que les banques marocaines ont appliqué lorsqu’elles ont racheté des réseaux en Afrique subsaharienne à la fin des années 2000. C’est à l’image de ce qui existe en France et qui permet de vendre le maximum de produits aux clients et d’augmenter la rentabilité des comptes.
Sur le même plan commercial, on a également commencé à segmenter davantage la clientèle en essayant d’adapter les produits. Voilà un effet des changements des techniques commerciales sur les techniques financières.
Plus récemment, l’apparition des Emetteurs de Monnaie Electronique (EME) et du mobile banking a été une autre évolution, cette fois dictée par la concurrence et la technique. Cela a bousculé les nécessités de digitalisation sur lesquelles les banques étaient en retard. Elles ont dû s’adapter plus ou moins bien, plus ou moins facilement, plus ou moins vite et continuent de le faire.
Un dernier élément qui explique l’évolution technique est bien l’évolution réglementaire. Durant toute cette période, les ratios réglementaires se sont progressivement durcis. Les exigences des banques centrales se sont élevées, pour s’avancer vers les niveaux européens. Et ces nouveaux ratios, notamment dans la période récente obligent les banques à faire notamment le crédit de manière différente. Désormais chaque fois qu’une banque fait un crédit, la première analyse consiste à savoir ce qu’elle consomme comme fonds propres. Cela bouscule aussi les aspects techniques.
En trente ans, il y a donc eu de grandes modernisations des banques en Afrique subsaharienne, tant dans les fonctionnements que les moyens d’action et les techniques.
La crise a tellement exacerbé les besoins de financement du continent pour la relance que le sujet est au cœur des débats. Quelles pistes faudrait-il prioriser en matière d’innovation financière dans le secteur bancaire, lequel, rappelons-le, a l’importante mission de financer l’économie réelle ?
Un des points importants est sans doute un accès plus large des entreprises et des particuliers au crédit. L’Afrique subsaharienne est une des zones où le poids du crédit par rapport au PIB est le plus faible (entre 30 et 40%), plus faible que le monde développé mais aussi le monde émergent. On a donc besoin d’élargir l’accès au crédit pour les personnes et les entreprises. Un effort conséquent envers les PME est nécessaire, mais aussi un mouvement d’abaissement des taux débiteurs pour faciliter les investissements.
Considérez-vous que la notion d’innovation financière dans le milieu bancaire africain aujourd’hui est-elle intrinsèquement liée au digital ?
Je crois que c’est une erreur. Et ce que j’ai exposé par rapport à l’histoire du système bancaire subsaharien montre bien qu’il y a eu des progrès considérables non liés au digital. C’est aujourd’hui un secteur où on travaille à peu près comme dans les banques des pays du Nord, on a les mêmes contraintes de compliance, des ratios réglementaires peu éloignés.
Mais c’est vrai que tout le monde parle maintenant du digital, car c’est une préoccupation majeure des banques. Pourquoi ? Parce qu’à partir de la fin des années 2000 en Afrique de l’Est, au Kenya, et dans les années 2014-2015 en Afrique de l’Ouest avec la création des premiers portefeuilles électroniques, ces nouvelles structures qui utilisaient le mobile banking pour faire des opérations financières à partir des moyens de télécommunications existants ont connu un développement considérable et sont apparues comme une « menace » pour les banques dans tout ce qui concernait la gestion des moyens de paiement. Elles ont engagé une croissance qui, à mon avis, n’a pas fini de s’intensifier.
Les banques ont dû se réveiller et se lancer elles-mêmes dans cette approche digitale de la clientèle. Cela n’a pas toujours été facile parce que les systèmes informatiques qui avaient permis le renforcement des banques dans la période récente n’étaient pas conçus de façon à s’adapter facilement à cette digitalisation. Certaines banques ont donc changé complètement leurs systèmes pour adopter des modalités de travail proches de celles de opérateurs mobiles Mais pour la plupart, elles ont adapté leurs systèmes pour faire une approche digitale en matière d’information de la clientèle plutôt que pour les opérations. Ce dernier pas a été relativement difficile à faire. Les banques y vont en rang dispersé, mais elles y arrivent progressivement. Je crois que le rattrapage est en train de se faire.
Mais il n’y a pas que la technique qui joue en la matière. Pour faire de la banque digitale, il faut par exemple qu’il y ait l’électricité. Ce n’est donc pas facile dans les pays où seuls 30 à 40% de la population qui a accès à l’électricité. Il faut en outre que les clients soient capables de maitriser toute cette gestion digitale. La digitalisation est importante, les banques ont progressé, mais ce n’est pas non plus la parade à tous les problèmes. On peut considérer qu’il y a d’autres innovations financières qui sont attendues.
Quelles sont-elles ?
L’une répondrait à comment mieux financer les petites et moyennes entreprises. C’est un problème qui dure depuis que je suis banquier en Afrique et qui n’a pas encore trouvé sa solution. Je crois que les solutions possibles sont multiples et relèvent de techniques au sens large, qui ne sont pas uniquement d’ordre informatique. Il faut par exemple un meilleur scoring des dossiers qui sont présentés, il faut surtout un partage du risque avec d’autres acteurs et cela se fait maintenant avec des institutions comme la SFI ou d’autres, l’existence de systèmes de garantie différents… Je suis toujours étonné qu’en Afrique où il y a les tontines et la solidarité qu’on connait, on n’utilise pas plus les systèmes de caution mutuelle qui ont fait la force de grandes banques en France comme le Crédit agricole ou la Banque populaire. Il y a donc là des innovations qui, pour des raisons inconnues, prennent beaucoup de temps à se mettre en place.
Des innovations financières sont également souhaitables pour le financement de l’habitat qui, pour des raisons diverses, ne fonctionne pas encore avec suffisamment d’ampleur au niveau des Etats. Il faut sans doute baisser les taux, parce qu’avec les taux actuels un financement à long terme coûte très cher pour les particuliers qui s’endettent.
Un dernier point serait une meilleure participation des banques locales au financement des grands projets. Les grands projets sont financés soit par les groupes internationaux, soit par les private equities. Les banques locales participent peu parce qu’elles sont encore petites par rapport à ces besoins. Mais on pourrait quand même imaginer une impulsion de l’Etat qui obligerait les groupes à associer les banques locales à ces projets, une manière de renforcer leur puissance. On se rend donc compte que la digitalisation est importante, mais cela ne résout pas tout.
Le secteur bancaire à travers le continent dispose-t-il, selon vous, des moyens de créer ses propres tendances en matière de financements innovants ?
On a vu par l’histoire et la capacité d’adaptation à la digitalisation que les banques ont des ressources au sens intellectuel et en termes de moyens d’adaptation. Elles réussissent à le faire plus ou rapidement. L’innovation la plus récente, le mobile banking, est venue de l’extérieur du monde bancaire, puis a été apprivoisée peu à peu par celui-ci. Aujourd’hui, l’utilisation du mobile banking est plus développée en Afrique qu’en Europe. Cela montre bien que le système bancaire africain au sens large a les moyens de faire son innovation et ainsi contribuer plus efficacement au financement des entreprises, en particulier des PME.
Par contre, s’il fallait dire un mot à propos des autres composantes du secteur financier, j’entends les marchés financiers, les assurances, ou même la microfinance, des transformations importantes sont nécessaires pour donner à ces structures le poids qu’elles pourraient avoir dans le financement des économies.
Comment emmener la recherche financière en Afrique à trouver des solutions aux différents défis liés au financement de l’économie en général et des entreprises en particulier notamment en à l’Ouest et au Centre du continent ?
En ce qui concerne les banques, les défis existent encore pour rendre les financements locaux plus accessibles à tous. Les taux nominaux notamment sont très élevés dans la plupart des pays. Il faut trouver les moyens et techniques pour les abaisser. Cela est vital, surtout dans le contexte actuel où les entreprises ont besoin de redécoller.
Concernant l’économie en général, les solutions pour avoir ces engagements nécessaires à la croissance économique sont souvent en dehors de la sphère financière proprement dite. Il faut améliorer la formation et l’éducation en général pour avoir une bonne adaptation aux besoins des entreprises. Il faut par ailleurs protéger les industries naissantes contre la fraude, soutenir les très petites entreprises (TPE), …
Un autre élément tel que la bonne gouvernance pour la relance économique est essentielle Cela permettra aux gouvernements de soutenir les entreprises de manière adéquate. Il faudrait qu’ils puissent introduire une fiscalité performante et juste. Et à l’heure de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) il se pose la question de savoir si cela permettra aux pays les plus en retard de s’industrialiser ou si la Zlecaf conduira à favoriser ceux qui sont déjà en avance … ce sont des questions importantes à résoudre.
Je crois que tout ceci est aussi essentiel que la recherche financière. Ce sont des éléments de l’environnement qui constituent des préalables nécessaires avant que les systèmes se transforment en poursuivant leurs efforts de modernisation.
Propos recueillis par Ristel Tchounand.