Deux siècles après l’avoir perdue au profit de Cuba, Haïti vient de reprendre la place de pays le plus peuplé de l’espace Caraïbe. Celui-ci, à l’histoire particulièrement mouvementée, continue à avoir d’importants atouts qui pourraient rapidement le sortir de la pauvreté.
Par Ilyes Zouari, Président du CERMF (Centre d’étude et de réflexion sur le Monde francophone).
11,4 millions d’habitants mi-2020
Selon le PRB, organisme privé américain et une des références mondiales en matière de démographie, la population haïtienne s’élève à 11,4 millions d’habitants au 1er juillet 2020. Le pays devance ainsi Cuba (11,3 millions) et accentue son avance sur la République dominicaine voisine, qui l’avait momentanément dépassé (10,5 millions). Viennent ensuite, mais largement derrière, l’île américaine de Porto Rico (3,2 millions), la Jamaïque (2,8 millions) et les nombreux pays et territoires des «petites Antilles».
Haïti a donc retrouvé le rang de pays le plus peuplé de la Caraïbe, qu’il avait cédé à Cuba au cours de la première décennie du 19e siècle suite à la révolution et à la guerre d’indépendance. La population cubaine avait ensuite largement dépassé celle d’Haïti jusqu’à devenir près de deux fois plus importante en 1950 (5,9 millions contre 3,2). Le renversement de situation de ces dernières décennies résulte d’une natalité plus importante côte haïtien, où le taux de fécondité est aujourd’hui estimé à 3,0 enfants par femme, contre seulement 1,6 pour Cuba, dont la population est désormais en baisse constante. Un niveau de fécondité également plus élevé que celui de la République dominicaine (2,3 enfants), mais sans pour autant pouvoir être considéré comme particulièrement élevé.
Avec une superficie de 27 750 km2, soit une taille presque exactement égale à celle du Burundi (27 830 km2) et comparable à celle de la Belgique (30 688 km2), Haïti est aujourd’hui l’un des pays les plus densément peuplés au monde, avec une densité de population proche de celle de ces deux autres pays, dont la population s’élève, respectivement, à 11,9 et 11,5 millions d’habitants. Haïti demeure toutefois encore assez loin d’être aussi peuplé que des pays comme Taïwan (23,6 millions d’habitants, pour 36 200 km2) et le Liban (6,8 millions d’habitants pour un territoire de 10 450 km2, soit 2,7 fois plus petit). Avec une densité égale à chacun de ces deux pays, il compterait aujourd’hui une population d’un peu plus de 18 millions d’habitants.
Une histoire particulièrement mouvementée
Si Taïwan, un des pays les plus riches au monde, a des caractéristiques géographiques assez semblables à celles d’Haïti (État insulaire, très montagneux, régulièrement frappé par des cyclones et proche d’un vaste marché, en l’occurrence la Chine), force est de constater que ces deux pays n’ont pas suivi la même trajectoire au cours des deux derniers siècles. En effet, et avant de devenir la première République noire de l’histoire, au tout début du 19e siècle, Haïti était la plus riche des colonies au monde, fournissant environ la moitié de la production mondiale du sucre, de café et de coton, après l’introduction des cultures correspondantes à partir de la fin du 17e siècle.
Surnommée la «perle des Antilles», elle fut même la plus prospère de toutes les colonies françaises de l’histoire, assurant à elle seule plus du tiers des exportations de la France à la veille de sa révolution, et exportant davantage que les États-Unis à la même date (contrairement à tant d’autres possessions qui coûtaient plus cher qu’elles ne rapportaient). Cette richesse considérable poussa même les Britanniques à essayer d’en prendre le contrôle en y envoyant plus de 20 000 soldats à partir de 1793, au début de la révolution haïtienne. Une intervention qui se solda par l’une des plus grandes débâcles de l’histoire militaire britannique, avec la mort de plusieurs milliers d’hommes, essentiellement de la fièvre jaune, et un retrait total des troupes en 1798 (après avoir néanmoins conclu un accord avec Toussaint Louverture, selon lequel les Haïtiens s’engageaient à ne pas soutenir une éventuelle révolte des esclaves de la Jamaïque).
Le 1er janvier 1804, Haïti déclara son indépendance, notamment obtenue avec l’aide des Britanniques qui s’étaient entre temps rangés de leur côté. Mais cette indépendance fut suivie par deux siècles d’une gestion calamiteuse des affaires de l’État, marquée par la corruption et les détournements de fonds à grande échelle, la brutalité de dictatures sanguinaires jusqu’à la fin des années 1980, et l’instabilité politique de ces trente dernières années. À peine la souveraineté acquise, Jean-Jacques Dessalines, premier chef de l’État haïtien (et autoproclamé «Empereur» quelques mois plus tard) ordonna dès le mois de février l’extermination totale des quelques milliers de français qui avaient choisi de rester dans le pays, contrairement à la grande majorité de leurs compatriotes (à l’exception de quelques rares personnes considérées comme «utiles», comme les médecins et les prêtres, ainsi que les femmes acceptant d’épouser un homme noir).
Cet ordre d’extermination, correspondant à la définition du génocide et qui eut un retentissement international fort contreproductif, causa la mort d’environ 4 000 civils en quelques semaines. Une tuerie de masse, qui fut suivie un an plus tard par le massacre de plusieurs milliers de personnes en République dominicaine voisine (alors colonie française, avant de redevenir espagnole, et d’obtenir son indépendance en 1821), avec l’extermination complète des populations d’origine européenne d’un certain nombre de villages et de petites villes. Vingt ans plus tard, et en guise de compensation pour les expropriations et pour le génocide, la France imposa à Haïti le paiement d’une importante somme d’argent, initialement fixée à 150 millions de francs-or en 1825 avant d’être réduite à seulement 90 millions en 1838. Une dette assez importante mais dont le pays aurait dû pouvoir s’acquitter sans difficulté, compte tenu de l’énorme potentiel économique du territoire, qui n’était autre que la plus riche des colonies au monde, et compte tenu également du fait qu’Haïti venait de réunifier la totalité de l’île de Saint-Domingue par l’annexion de la République dominicaine en 1822, ce qui avait alors presque triplé sa superficie.
Cette réunification fut d’ailleurs soutenue par une grande partie des élites économique, militaire et religieuse de la République dominicaine, qui accueillit favorablement une armée haïtienne ayant pris le contrôle du pays sans combattre. Ainsi et pour la première fois de l’histoire, des élites blanches, attirées par les perspectives de développement économique, souhaitaient faire partie d’un pays gouverné par des dirigeants noirs. Toutefois, la mauvaise gestion du pouvoir haïtien et ses méthodes violentes à l’égard des Dominicains, Blancs et Noirs, poussèrent ceux-ci à se révolter pour recouvrir leur indépendance, qu’ils finissent par obtenir en 1844. Mais quelques années plus tard, la République dominicaine redevenait une colonie espagnole, en 1861, après avoir elle-même demandé à l’Espagne sa réintégration à l’empire colonial pour se protéger des nombreuses attaques haïtiennes.
Ainsi, et pour la première – et unique – fois de l’histoire récente, une colonie devenue indépendante demandait à redevenir une colonie. La mauvaise gouvernance et la corruption à grande échelle continuèrent à appauvrir Haïti pendant les décennies qui suivirent, et retardèrent grandement le paiement des sommes dues à la France, qui s’étendit jusqu’en 1952 (il y a maintenant près de 70 ans). Toutefois, cette dette était progressivement devenue minoritaire dans la dette totale du pays, qui avait considérablement augmenté du fait de l’incompétence de ses dirigeants, et qui était majoritairement contractée auprès des États-Unis à la fin du 19e siècle.
L’ampleur de cette dette entraîna une prise de contrôle progressive du pays de la part de ces derniers, jusqu’à ce qu’ils en fassent une colonie en 1915 (les États-Unis se sont bel et bien constitué un empire colonial, sans jamais en prononcer le nom, qui s’étendait des Caraïbes au Pacifique, en passant par l’Amérique centrale, avec de nombreux territoires comme Porto Rico et les Philippines, pris aux Espagnols en 1898).
Cette occupation fut d’ailleurs précédée d’une intervention militaire en décembre 1914, et pendant laquelle des forces spéciales américaines investirent la Banque nationale d’Haïti afin de prendre possession de la totalité des réserves en or du pays, immédiatement transférées aux États-Unis. Une action qualifiée alors d’acte de « piraterie internationale » par certains dirigeants haïtiens. Après le départ des Américains en 1934, affaiblis par la grande crise économique de 1929 et à l’issue d’une occupation assez dure et rejetée par les Haïtiens, le pays subit à nouveau le joug de dictatures corrompues et responsables de milliers d’exécutions. Dans le même temps, Haïti continuait à inspirer la plus grande méfiance à la République dominicaine, qui culmina lors du terrible massacre de plus de 25 mille Haïtiens durant la première semaine d’octobre 1937. Mais une fois la dynastie des Duvalier écartée, en 1986, le pays plongea dans une grande instabilité politique dont il n’est toujours pas sorti, et continue à être gangrené par la corruption et les privilèges. Une situation qui explique notamment le bilan particulièrement lourd du tremblement de terre de janvier 2010, qui fit plus de 200 mille morts.