Malgré plusieurs décennies d’efforts et des dizaines de milliards de dollars d’investissements cumulés, l’accès à une énergie fiable et abordable demeure un luxe pour plus de cinq cents millions d’Africains. C’est particulièrement vrai dans les zones rurales où vivent encore près de la moitié des habitants du continent.
Les réseaux centralisés comparables à ceux que l’on trouve dans les pays riches restent une gageur. Les investissements qu’ils nécessitent sont démesurés par rapport aux budgets d’investissement des États et aux capacités de paiement des usagers.
Dans ce contexte, on assiste depuis quelques années à l’émergence rapide d’une nouvelle génération d’entreprises privées spécialisées dans les solutions hors réseau- généralement des « mini-réseaux » couplés à des centrales solaires. Vont-ils parvenir à résoudre la très complexe équation énergétique africaine? Dans l’état actuel des choses, rien n’est moins sûr… Malgré un grand nombre d’annonces, l’électrification rurale peine encore à décoller. Plusieurs freins peuvent être identifiés: dispersion des zones à électrifier, faibles besoins énergétiques des bénéficiaires finaux, moyens financiers limités pour payer le raccordement, etc. Les modèles caritatifs ont quant à eux montré leurs limites, principalement liées à une incapacité à opérer dans la durée, c’est-à-dire au-delà du soutien étatique.
L’un des leviers prioritaires pour résoudre cette difficile équation réside dans l’approfondissement des usages productifs. Il s’agit de comprendre quels sont les usages énergétiques réels, notamment dans les chaînes de valeur agricoles. Aujourd’hui, que ce soit pour maintenir la chaîne du froid ou réaliser une première transformation agro-industrielle à la suite de la récolte (broyage, décorticage, séchage…), les agriculteurs et agro-entrepreneurs ont recours à des générateurs chers (et polluants), mais pratiques et largement répandus. On estime par exemple qu’au Nigeria la capacité collective de ces groupes électrogènes est huit fois supérieure à la capacité de l’ensemble du réseau national.
Dans ce contexte, certains acteurs privés ont compris la nécessité de proposer une énergie dite « productive », c’est-à-dire suffisamment puissante pour se substituer aux groupes électrogènes et ainsi alimenter des petites installations de transformation, des systèmes de réfrigération, etc. Au-delà de la vente simple d’électricité, il s’agit d’approfondir trois éléments-clés: les usages (types de besoin, régularité, coûts), les équipements (capacité de transformation, efficience) et la valeur ajoutée (réduction des pertes, transformation de meilleure qualité, prix de vente plus élevés, etc.).
Au sud du Togo, Benoo a par exemple installé une unité de 30 KW pour répondre aux besoins d’un abattoir en construction. Il a fallu pour cela comprendre et intégrer l’ensemble des besoins de cette unité «off-grid» : éclairage, y compris de poulaillers, chaîne d’abattage, chaîne du froid, pompage des eaux, bureautique et usages domestiques du personnel sur site… À partir du besoin initial, c’est un véritable hub énergétique qui a été mis en place pour assurer la viabilité du projet.
Un récent projet mené sur l’île de Lolwe, en Ouganda, par Engie Equatorial, illustre bien cette approche fondée sur les besoins constatés sur le terrain: il s’agit d’une mini centrale solaire qui alimente un site industriel comprenant une station de pompage, de distribution et de purification d’eau, des installations modernes de séchage du poisson et des dispositifs de fabrication de glace pour conserver les poissons avant de les exporter. L’approche de chaîne de valeur devrait assurer une pérennité financière au projet grâce à une consommation garantie, ce qui bénéficiera en retour aux habitants de l’île. Ce type de projets peut être pensé dans d’autres zones isolées…
À plus long terme, la question se pose aussi dans l’autre sens: comment le secteur agricole peut-il devenir un potentiel gisement de production d’énergie, notamment via la biomasse? Grâce aux progrès effectués dans le domaine de sa valorisation énergétique, les systèmes de génération électrique devraient progressivement pouvoir reposer sur une matière première sourcée localement. Le cas de Biovéa, future plus grande centrale d’Afrique de l’Ouest alimentée à partir de déchets agricoles, avec une puissance installée de 46 MW, en est une illustration concrète.
À l’échelle domestique, de nombreuses solutions peuvent être identifiées pour remplacer l’utilisation du charbon ou du bois pour la cuisson, souvent causes de déforestation. Biodigesteurs valorisant les résidus des petites exploitations agricoles, valorisation des résidus agricoles sous forme de briquettes de cuisson, etc. C’est par exemple ce que propose l’usine Mali Shiau Mali: l’installation valorise les sous-produits de ses activités de transformation du karité, tout particulièrement le tourteau (résidus solides de l’extraction de l’huile) qui est utilisé pour fabriquer des briquettes, revendues aux populations locales comme combustible de cuisson.
C’est essentiellement cette réflexion et cette analyse des usages qui permettront de développer un modèle à même de concurrencer les solutions polluantes et onéreuses en cours actuellement: les usagers doivent y voir clairement leur avantage. Les opérateurs ne pourront donc pas faire l’économie d’une compréhension approfondie des chaînes de valeurs des régions et villages qu’ils ciblent pour leur développement. Ce faisant, ils contribueront à libérer la croissance des activités agricoles, si nécessaires à l’enrichissement et au désenclavement des zones rurales.
L’adaptation des stratégies d’électrification aux besoins des chaînes de valeur agricole n’est pas seulement économiquement sensée: elle est aussi nécessaire pour relever le triple défi du développement agricole, de la transition écologique et de l’adaptation aux changements climatiques, trois urgences particulièrement pressantes sur le continent.
(*) Fondateur de Benoo Energies.
(**) Directeur général et associé de classM.