Les marchés financiers et le développement économique en Afrique

[ENTRETIEN] Entre une augmentation record de son capital, le développement de nouveaux mécanismes financiers, le déménagement de son siège de Khartoum à Riyad et à quelques mois de la célébration de son cinquantenaire, l’actualité de la Banque arabe pour le développement économique en Afrique (BADEA) est particulièrement intense. Entretien avec Sidi Ould Tah, le puissant président de la BADEA.

L’année 2022 a représenté une étape importante pour la BADEA dont le capital est passé de 4.2 milliards de dollars à 20 milliards de dollars, enregistrant une hausse de 376 %. À quoi servira prioritairement cette augmentation substantielle de capital ?

Sidi Ould Tah : La BADEA fêtera ses 50 ans l’année prochaine. Aujourd’hui, elle prend son rythme de croisière. En 2022, les actionnaires de la BADEA ont pris la décision d’augmenter leur capital de manière significative et cela traduit leur confiance vis-à-vis de la capacité de la banque, à développer des partenariats avec les pays africains. Cette augmentation de capital intervient au moment où la BADEA franchit une nouvelle étape. Le 18 février, à l’occasion de son 48e anniversaire, la banque s’est vue attribuer la note de AA2 par l’agence de notation américaine Moody’s. En octobre, Standard & Poors lui a emboité le pas, en lui accordant la note AA. Enfin, le 17 août dernier, la JCR, l’agence de notation japonaise, a attribué un triple A à la BADEA. Ces signes positifs vont nous permettre de démultiplier nos projets sur le continent africain.

La Banque arabe pour le développement économique en Afrique s’apprête à lancer son premier emprunt obligataire. Pourquoi avoir choisi de réaliser cette opération en euros ?

Nous avons choisi l’euro, car nous sommes présents dans 14 pays francophones d’Afrique. Les 8 pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine et les 6 pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale partagent la même monnaie, le franc CFA, qui dispose d’une parité fixe avec l’euro. Pour des raisons de commodités et de compétitivité, il était important pour la banque de déployer des ressources en euros, afin de limiter les risques de change.

Quels sont les projets liés au climat sur lesquels la BADEA travaille actuellement ?

C’est une question sur laquelle nous sommes mobilisés depuis plusieurs années. Aujourd’hui se pose la question des fonds disponibles, qui sont essentiellement orientés vers les mesures d’atténuation des effets de gaz à effet de serre (GES), alors que l’adaptation climatique suppose aussi des ressources importantes. Les 11 institutions du groupe de coordination arabe, dont la BADEA, se sont engagées lors de la COP de Sharm-el-Sheikh, à mobiliser 24 milliards de dollars, pour le climat. La BADEA continuera à financer des projets d’adaptation climatique.

Nous avons récemment signé un financement de 50 millions de dollars au Bénin (prêt souverain), dans le secteur agricole, qui s’intéresse à toute la chaîne de valeur. Ce financement s’inscrit dans le cadre de la réalisation du projet d’aménagement des terres agricoles et d’adaptation au changement climatique dans la vallée du Mono. Grâce à la mise en place de réseaux d’irrigation durables sur 1.500 hectares, ce projet améliorera l’approvisionnement alimentaire, remédiera aux impacts négatifs du changement climatique sur l’agriculture et augmentera la productivité du riz jusqu’à 133 % (…).

Nous allons également financer de vastes projets de développement des mangroves. Dernièrement, nous avons financé un projet-pilote de reforestation d’un million d’arbres en Gambie, qui implique les jeunes et les femmes, en particulier. Nous collaborons aussi avec l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) pour déployer ce type de projet à l’échelle régionale. Avec cette organisation qui regroupe le Sénégal, la Guinée, le Mali et la Mauritanie, nous travaillons sur une initiative qui permettra de planter, à terme, 1 milliard d’arbres dans la région.

Que recouvre le multiplicateur BADEA, votre nouvel outil de finance-climat ?

Il s’agit d’un mécanisme innovant. Lorsqu’un philanthrope finance un projet en Afrique à hauteur de 10 millions de dollars, la BADEA pourra lever quelques centaines de millions de dollars sur les marchés financiers grâce à ce multiplicateur. Les 10 millions initiaux serviront uniquement au paiement du service de la dette. L’emprunteur ne paiera pas d’intérêt et le pays et/ou la région bénéficiaire, ne disposera plus seulement des 10 millions de dollars, mais de plusieurs centaines de millions de dollars, grâce aux garanties que nous proposerons. Nous sommes en discussion avancée avec plusieurs philanthropes. Ce modèle permettra de maximiser les efforts financiers de chaque partie et de mobiliser des ressources significatives. Cette initiative est possible aujourd’hui grâce à la confiance que la BADEA a acquise sur les marchés financiers internationaux. Nous devrions être en mesure de proposer ce nouveau modèle de financement lors de la COP28 de Dubaï.

Alors que le continent africain n’est responsable que de 4 % des émissions de GES à l’échelle mondiale, il subit de plein fouet les conséquences du dérèglement climatique. Comment renoncer aux énergies fossiles lorsqu’un Africain sur deux n’a toujours pas accès à l’électricité ?

La BADEA est mobilisée avec plusieurs partenaires tels que l’African Finance Corporation (AFC), la Banque africaine de développement, la Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies ou Afreximbank, pour trouver des solutions durables. Nous développons des batteries électriques en République démocratique du Congo et en Zambie, avant de passer à la production de véhicules électriques africains. Nous avons financé l’étude de faisabilité et nous travaillons sur un projet-pilote.

Cela étant, l’accès à l’électricité reste très faible. Dans certains pays, il est inférieur à 10 %. Dès lors, comment expliquer à ces populations que les seules options pour accéder à l’électricité reposent sur le déploiement de panneaux solaires ou d’éoliennes ? Il faut être réaliste, d’autant que dans certaines géographies, les conditions météorologiques n’y sont pas favorables. La transition doit être juste, équitable et doit prendre en compte les réalités de chaque pays. Il nous faut trouver un équilibre entre la réduction des GES et les réalités locales.

La Banque africaine de développement estime que les besoins de financement pour les infrastructures africaines sont compris entre 130 et 170 milliards de dollars par an. Or, le déficit de financement oscille entre 68 milliards et 108 milliards de dollars. Quelle est la stratégie de la BADEA pour pallier cet écueil infrastructurel ?

Le défi est beaucoup plus grand que ce que les banques et les institutions financières peuvent mobiliser. Néanmoins, ces banques disposent d’une capacité de mobilisation des ressources considérables et sont en mesure de générer un effet de levier pour impliquer le secteur privé dans le financement infrastructurel du continent. Il faut investir des milliards de dollars dans ces projets qui dépendent largement des assurances garantissant le remboursement des prêts adossés à ces actifs. Notre rôle, en parallèle aux fonds investis dans ces projets, est de mobiliser le secteur privé et le marché des capitaux. Au niveau de la « Stratégie BADEA 2030 », nous avons engagé une réflexion pour inciter les investisseurs arabes à mettre de l’equity et à mobiliser les ressources du marché. Plusieurs pourparlers sont engagés auprès d’acteurs privés, mais aussi gouvernementaux. Nous pensons opérationnaliser cette approche dans les 3 prochaines années.

Au Niger, la BADEA, avec le fonds saoudien de développement, le fonds de l’OPEP et la Banque islamique de développement, a investi 200 millions de dollars pour construire des écoles et des internats pour filles. Où en est ce projet après le coup d’État du 26 juillet ?

Dans son plan national de développement, le président Bazoum avait fait de la construction d’écoles modernes et d’internats sécurisés pour les filles une priorité, car plusieurs incendies avaient réduit les paillotes qui abritaient les salles de cours en cendres, faisant de nombreuses victimes (Le Niger comptait environ 36 000 classes en paillotes en avril 2022, selon les autorités nigériennes). Les financements ont été approuvés et la phase d’opérationnalisation commencera dès que la crise sera réglée.

C’est également une crise politique majeure qui secoue le Soudan, qui vous a conduit à déménager…

Effectivement, nous avons déplacé temporairement notre siège de Khartoum à Riyad, suite aux événements malheureux qui secouent le Soudan. C’est un signe de solidarité et de soutien de l’Arabie Saoudite qui accueillera par ailleurs, un Sommet Afrique-Monde arabe d’ici la fin de l’année. Ce sera un rendez-vous important auquel la BADEA s’associera.

Depuis trois ans, la BADEA a lancé une initiative pour soutenir les petites et moyennes entreprises. Où en est cette initiative ?

Les PME représentent l’un des axes majeurs de notre stratégie. Nous avons constaté que nombre d’acteurs cherchent à soutenir les PME africaines, mais que celles-ci ne reçoivent pas suffisamment d’appui. Ces entreprises n’ont pas toujours la capacité d’élaborer un business plan ou de fournir des bilans certifiés. Nous les accompagnons en matière de renforcement des capacités. Parallèlement, les PME ne disposent pas toujours des garanties requises par les banques. Nous collaborons donc avec l’Africa Guarantee Fund, le Fonds de solidarité africaine , l’Agence pour l’Assurance du Commerce en Afrique et le Fonds africain de garantie et de coopération économique pour y remédier (…) La réglementation ou la fiscalité peuvent aussi représenter un frein. Nous avons besoin des banques commerciales à travers lesquelles les flux de financement sont analysés, mais aussi des banques de développement, des acteurs logistiques, des canaux de commercialisation…

Nous avons opté pour une approche holistique qui permet de réunir tous les acteurs. La plateforme sera lancée l’an prochain. Nous nous préparons actuellement avec l’agence de développement de l’Union africaine, un projet-pilote qui concerne 1 million de TPE et de PME africaines.

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