L’invasion de l’Ukraine par la Russie fait craindre une flambée imminente des prix sur un continent africain aux prises avec les conséquences de la pandémie de Covid-19. Entre silence prudent et condamnation, l’Afrique redoute « l’effet papillon » et s’inquiète pour la sécurité de ses dizaines de milliers de ressortissants installés en territoire ukrainien.
« L’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine sont violées », dénonçait Martin Kimani, ambassadeur du Kenya au Conseil de sécurité des Nations unies, le 23 février. « Cette situation fait écho à notre histoire. Le Kenya et presque tous les pays africains sont nés de la fin d’un empire. Nos frontières n’ont pas été dessinées par nous-mêmes. Elles ont été tracées dans les lointaines métropoles coloniales (…) Au moment de l’indépendance, si nous avions choisi de poursuivre des Etats sur la base de l’homogénéité ethnique, raciale ou religieuse, nous serions encore en train de mener des guerres sanglantes », a-t-il ajouté.
Dans l’après-midi du 24 février, l’ambassadeur d’Ukraine à Nairobi, Andrii Pravednyk, appelait les « pays amis » à renforcer les capacités de défense de l’Ukraine en lui fournissant des armes et des équipements militaires, lors d’une rencontre avec la presse.
Les Kenyans ont des raisons de s’inquiéter du conflit russo-ukrainien. En 2021, la Russie était le 4e importateur de thé kenyan pour une valeur de près de 50 millions d’euros et le Kenya importe l’essentiel de son blé de Russie et d’Ukraine. Parallèlement, les marchés financiers se préparent à une possible fuite des capitaux, car en temps de crise, les investisseurs préfèrent la sécurité des marchés occidentaux aux marchés émergents, entraînant des conséquences directes sur la Nairobi Securities Exchange (NSE). Ensuite, le Kenya redoute l’envolée du prix du pétrole qui se répercutera inexorablement sur ceux des transports. Enfin, la progression du dollar par rapport à d’autres devises pourrait provoquer une pression supplémentaire sur le shilling kenyan.
Le spectre de l’inflation plane sur les ménages africains
A l’heure où l’armée russe se déploie en Ukraine, les perspectives d’une chute de production des céréales font craindre une flambée des prix, alors que plusieurs pays africains importent l’essentiel de leur blé de ces deux pays aujourd’hui en guerre. L’Egypte importe près de 90 % de son blé de Russie et d’Ukraine, la Libye importe 43 % de sa consommation totale de blé d’Ukraine et le Kenya importe l’équivalent de 75 % de son blé d’Ukraine et de Russie, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
La Russie est aujourd’hui le 1er exportateur de blé au monde et, avec 18 millions de tonnes métriques de blé exportées en 2020, l’Ukraine était le 5e exportateur. Or, sitôt entamé, le conflit russo-ukrainien a provoqué la hausse vertigineuse du prix du blé. Sur Euronext, le prix de la tonne de blé meunier s’est envolé pour atteindre 344 euros le 24 février (+12% en moins de 24 heures).
« À peine une décennie s’est écoulée depuis le printemps arabe, pour lequel la hausse des prix des denrées alimentaires a été l’étincelle qui a allumé la mèche de la révolution », avertit Alex Smith, analyste de l’alimentation et de l’agriculture au Breakthrough Institute dans Foreign Policy.
L’Algérie importe elle aussi des quantités considérables de céréales d’Ukraine et de Russie. Ce conflit pourrait néanmoins lui profiter sur le plan énergétique, car à ce jour, un tiers du gaz consommé par les Européens vient de Russie. Aussi, dès le 24 février, l’Algérie qui représente le 3e fournisseur de gaz d’Europe assurait qu’elle était disposée « à contribuer à la sécurité énergétique de -ses- partenaires parmi les Etats, à travers la sécurisation de l’approvisionnement en hydrocarbures, notamment le gaz naturel ».
Vers l’aggravation de la crise sud-africaine ?
Le 23 février, Naledi Pandor, ministre sud-africaine des Relations internationales et de la Coopération, exhortait toutes les parties à trouver une voie diplomatique à la crise. Quelques heures plus tard, la Russie envahissait l’Ukraine. Les internautes sud-africains ont rapidement réagi. « L’Afrique du Sud ne peut pas aider le Zimbabwe, le Mozambique, la Palestine ou l’Afghanistan. Je ne vois pas pourquoi Ramaphosa devrait s’impliquer en Ukraine », ou encore « L’Afrique du Sud devrait simplement rester en dehors du conflit en Ukraine et examiner nos problèmes internes » figurent parmi les tweets qui reflètent une certaine tendance à la veille du conflit. Finalement, dans l’après-midi du 24 février, Naledi Pador haussait le ton et appelait la Russie à retirer immédiatement ses troupes d’Ukraine.
« Pour un pays comme l’Afrique du Sud, pris dans de multiples crises sociales (…), les tambours de guerre qui retentissent sur l’Ukraine peuvent sembler déconnectés des questions de justice sociale. Ils peuvent sembler trop faibles et trop éloignés pour mériter beaucoup d’attention. Ils ne devraient pas l’être. Si une guerre éclate, ses impacts se répercuteront bientôt et se feront sentir dans tous les villages et villes d’Afrique du Sud et du monde », prévenait le Daily Maverick, dans un article du 22 février.
A l’annonce de l’assaut militaire russe en Ukraine, le prix du baril de pétrole a dépassé les 100 dollars, alors que la nation arc-en-ciel fait déjà face à des prix de carburant record, dans un contexte de crise économique et sociale aiguë. La situation pourrait toutefois booster les exportations sud-africaines de palladium dans l’hypothèse où la production de son principal concurrent serait affectée par le confit, car il est le 2e producteur au monde de ce métal prisé par l’industrie automobile et par le secteur des technologies, juste derrière la Russie.
Des dizaines de milliers de ressortissants africains en Ukraine
Dès le 11 février, le Maroc appelait ses 10 000 ressortissants résidant en Ukraine (dont 8 000 étudiants) à quitter le pays. Aujourd’hui, le royaume chérifien tout comme la Tunisie et l’Algérie ou l’Egypte s’organisent pour évacuer leurs ressortissants ou les invitent à rester chez eux et des numéros verts ont été mis à leur disposition.
Le Ghana s’est dit « gravement préoccupé par la sécurité et la sûreté de -ses- plus de 1 000 étudiants et autres Ghanéens en Ukraine et leur a demandé de s’abriter chez eux ou dans des lieux d’abri gouvernementaux », dans un communiqué du ministère ghanéen des Affaires étrangères, publié dans la matinée du 24 février.
A l’instar de la Russie (qui en sus, exporte son armement sur le continent), l’Ukraine a développé de solides relations commerciales avec un certain nombre de pays d’Afrique depuis l’époque soviétique. En outre, plusieurs dizaines de milliers d’étudiants bénéficient de bourses d’études. Ils représentent aujourd’hui l’essentiel des ressortissants du continent africain en Ukraine.
Macky Sall, le président sénégalais et président en exercice de l’Union africaine (UA) et Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’UA, ont exprimé « leur extrême préoccupation face à la très grave et dangereuse situation créée en Ukraine » dans un communiqué conjoint, appelant « la Fédération de Russie et tout autre acteur régional ou international au respect impératif du droit international, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté nationale de l’Ukraine ».
En dépit des impacts attendus sur le continent, en dehors de l’Afrique du Sud et du Kenya, rares sont les voix africaines qui, pour l’instant, condamnent l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie.