Afrique du Nord : la « diplomatie alimentaire », ‘joker’ de l’UE face à la Russie ?

Après la facilité de 225 millions d’euros débloquée la semaine dernière en faveur de huit pays dont l’Algérie, l’Egypte, le Maroc et la Tunisie pour faciliter l’achat de produits de base en pleine inflation mondiale sur fond de guerre en Ukraine, l’Union européenne (UE) entend jouer à fond la carte de la « diplomatie alimentaire », afin de contrer la Russie en Afrique du Nord. Une zone où le Kremlin reste un partenaire privilégié notamment pour les céréales, denrées essentielles dans cette partie du continent. Tout cela, sous le regard critique de certains experts.

L’Union européenne (UE) prévoit de mener des actions de « diplomatie alimentaire et une bataille de récits », afin de sécuriser ses assises en Afrique du Nord et au Moyen-Orient et contrer le discours de la Russie, rapporte l’agence Reuters citant un diplomate européen sous anonymat. Et pour cause, le spectre de l’insécurité alimentaire -qui plane sur ces pays suite à la flambée des cours des céréales et des intrants agricoles entrainée par la guerre en Ukraine-, indique la même source, « provoque du « ressentiment » […] qui constitue une menace potentielle pour l’influence de l’Union européenne (UE) » dans les pays vulnérables de la zone. « Nous ne pouvons pas prendre le risque de perdre la région », a ajouté un deuxième diplomate européen.

Depuis l’invasion russe en Ukraine en effet, les prix des matières premières ont explosé. Après un instant de panique, les pays nord-africains notamment -grands consommateurs de blé dont la Russie et l’Ukraine sont des principaux fournisseurs- ont déployé des stratégies d’urgence pour renforcer leurs stocks stratégiques. Le fait est que ces pays -ayant des populations majoritairement musulmanes- sont en plein mois de Ramadan, période cruciale en termes de consommation après les journées de jeûne. Comme un peu partout dans le monde, la plupart de ces nations a commencé par suspendre les exportations de leurs céréales et s’approvisionner massivement. L’Egypte, premier importateur mondial de blé, en a acheté 315 000 tonnes en l’espace de deux semaines de Roumanie, de France, de Russie et d’Ukraine. Le Maroc qui dévoilait début mars 5 millions de tonnes de stocks stratégiques, a annoncé, lundi 11 avril, son intention d’augmenter ses stocks de produits de base y compris les céréales, alors que le royaume chérifien devrait perdre 53% de sa moisson en 2022 en raison de la sécheresse.

Si la Libye et l’Algérie assuraient récemment être à l’abri de tout besoin jusqu’en fin d’année, la Tunisie voisine -dont 50% du blé consommé provient d’Ukraine- aurait des difficultés à reconstituer ses stocks céréaliers, selon Tunisie Numérique qui cite un document du département américain d’agriculture.

L’UE recourt aux ‘garants’ de la sécurité alimentaire mondiale

Accusé par l’Occident d’être l’initiateur de la crise alimentaire qui menace la planète toute entière, Vladimir Poutine leur a plutôt renvoyé la balle, estimant lors d’une sortie médiatique que les sanctions occidentales contre son pays sont à l’origine de la situation alimentaire mondiale.

Le service des affaires étrangères de l’UE est en pourparlers avec l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), afin d’établir une coopération visant à faciliter les importations alimentaires dans ces pays. Une rencontre a eu lieu dans ce sens hier, mardi 12 avril à Rome, entre des officiels européens dont Jean-Yves Le Drian -ministre français des Affaires étrangères- et les instances multilatérales en charge de la sécurité alimentaire mondiale à savoir la FAO, le Programme alimentaire mondial (PAM), le Fonds international de développement agricole (FIDA), et le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), indique un communiqué du Quai d’Orsay qui ne fait toutefois particulièrement mention des pays nord-africains, mais plutôt des « pays en développement et les pays les plus vulnérables du monde ». Citant un document de l’UE, l’agence de presse britannique a relevé que la coopération avec le directeur général de la FAO serait plutôt « difficile », mais l’UE fait tout pour que l’instance onusienne agisse rapidement. Cela explique peut-être le fait que les annonces attendues hier, n’ont pas encore été dévoilées.

La stratégie actuellement préparée par Bruxelles viendra s’ajouter à la « facilité et résilience alimentaire » de 225 millions d’euros que l’UE a débloqué la semaine dernière en faveur de huit pays dont l’Algérie, l’Egypte, le Maroc et la Tunisie. L’objectif étant de les soutenir pour l’achat des produits alimentaires de base dont les céréales.

Les Européens vraiment menacés au Nord de l’Afrique ?

Mais face au discours de Vladimir Poutine, la position de l’UE est-elle réellement menacée dans les pays nord-africains ? « Il n’y a pas de position acquise », répond à La Tribune Afrique un expert du continent qui requiert l’anonymat. « Les pays africains en général, explique-t-il, ont davantage compris qu’ils n’ont pas à se mêler de cette guerre pour en éviter les effets collatéraux. Nos propres problèmes n’ont jamais été résolus par les Occidentaux et les jeunesses africaines, de plus en plus conscientes de ces enjeux, commencent à faire entendre leur voix. Aujourd’hui nous avons une armée d’analystes en Afrique que les jeunes écoutent et qui mettent nos dirigeants africains en joue, littéralement. Nous sommes dans une situation où nos dirigeants ne peuvent plus faire ce qu’ils faisaient avant ».

La majorité des pays africains ont opté pour l’abstention lors du vote de la résolution des Nations Unies condamnant l’invasion de la Russie en Ukraine et exigeant l’arrêt du recours à la force. Si l’Egypte a rétropédalé en votant pour la résolution le 2 mars dernier, l’Algérie et le Maroc se sont abstenus. Le Royaume chérifien a justifié « une décision souveraine qui ne peut être interprétée comme un désalignement stratégique ».

« Il y a peu de chance que la diplomatie du ventre séduise »

Au regard de l’évolution de la situation il y a quelques semaines, certains analystes s’attendaient déjà à ce que les Occidentaux déploient la carte de la « diplomatie alimentaire », alors qu’au-delà de la guerre en Ukraine, se déroule sous les yeux du monde une guerre communicationnelle entre la Russie et l’Occident. Mais l’expert interrogé par LTA, a son avis sur la démarche : « Je pense qu’il y a très peu de chance que la diplomatie du ventre séduise les pays qui se sont abstenus de voter la résolution des Nations unies sur l’invasion russe en Ukraine ». D’après lui, « l’Europe aussi n’est pas vraiment mieux lotie dans le contexte actuel », en raison non seulement de la hausse des prix des produits agricoles, du fait que la Russie et l’Ukraine sont des greniers céréaliers et des puits pétroliers et gaziers pour le monde et qu’ils conditionnent désormais l’achat de leurs ressources à la présentation du rouble, la monnaie russe.

Incertitudes

En Afrique du Nord jusqu’ici, les gouvernements se montrent rassurants vis-à-vis de leurs populations et travaillent avec les entreprises exportatrices pour activer de nouvelles sources d’approvisionnement. Ici, contrairement à l’Afrique subsaharienne où les alternatives au blé sont de plus en plus promues, les possibilités sont plutôt limitées en raison notamment des habitudes alimentaires des Africains du Nord et des produits de l’agriculture locale imposés par la nature.

Des initiatives financières d’institutions panafricaines comme la Banque africaine de développement (BAD – qui va mobiliser 1 milliard de dollars en faveur de l’agriculture) ou la Banque africaine d’import-export (Afreximbank – qui a lancé un programme de 4 milliards de dollars en faveur du commerce régional) sont également des bouées de sauvetage pour l’approvisionnement alimentaire pour l’ensemble des pays du continent, y compris ceux du Nord. Alors qu’après son entretien téléphonique avec le chef du Kremlin mardi, le président Emmanuel Macron déclarait que Vladimir Poutine « a décidé qu’il n’arrêterait pas » la guerre sans « une victoire militaire », l’incertitude demeure. L’Ukraine risque d’être empêchée de semer des céréales pour la saison agricole prochaine, ce qui renforce les inquiétudes.

Ristel Tchounand

Challenges Radio

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