Le décès d’Idriss Déby Itno, à peine réélu pour un 6e mandat, a provoqué une onde de choc dans le Sahel. Son fils a pris la tête d’un conseil militaire de transition immédiatement rejeté par l’opposition. Alors que les Tchadiens s’apprêtent à enterrer le Maréchal-président ce vendredi 23 avril, les incertitudes politiques inquiètent et divisent de Niamey à Bamako et de Paris à Washington…
Dans la soirée du 19 avril, le bruit court à N’Djaména, que le président Déby a été blessé lors de combats contre le front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact), un groupe d’opposants lourdement armés, basé dans le Sud libyen et composé majoritairement de membres issus de la communauté Gorane. Les rebelles du Fact ont déclenché une offensive de déstabilisation du pouvoir central depuis le 11 avril, le jour de l’élection présidentielle. « C’est avec une profonde amertume que nous annonçons au peuple tchadien le décès, ce mardi 20 avril 2021, du Maréchal du Tchad, Idriss Déby Itno, des suites de ses blessures au front », annonce finalement le porte-parole de l’armée, citant un communiqué lapidaire, à la télévision nationale, le lendemain à la mi-journée. Les Tchadiens apprennent en direct la mort du président, dont la réélection contestée venait tout juste d’être validée.
Idriss Déby aurait été touché par balle, à près de 300km de N’Djaména, dans la région du Kanem, dans des circonstances encore floues, mais déjà, s’écrit en lettres d’or, la légende du Maréchal, par le conseil militaire de transition (CMT), dont le fils a pris le contrôle et s’est vu attribuer les pleins pouvoirs. Alors qu’une onde de choc se répand à travers le Sahel, où l’ancien président était considéré comme « l’homme fort » du dispositif de lutte contre le terrorisme, le récit d’une fin héroïque est vite contesté d’autant que de nombreuses zones d’ombre entourent encore les circonstances de sa mort.
La version officielle consacre Idriss Déby en héros militaire
Officiellement, le Maréchal-Président de 68 ans est décédé des suites de ses blessures. Ancien chef rebelle, dans une déclaration prémonitoire qui est ressortie ces derniers jours sur les réseaux sociaux, Idriss Déby déclarait qu’il prenait les armes, préférant « aller mourir sur le terrain plutôt que de voir le désordre s’installer dans le pays ». L’homme était connu pour préférer le théâtre des opérations militaires aux conversations de salon avec les diplomates.
Depuis l’annonce de sa mort, les hommages se succèdent. C’est avec « consternation et vive émotion » que le président de la République démocratique du Congo (RDC) et président de l’Union africaine (UA) en exercice, Félix Tshisekedi, a accusé l’annonce de la mort d’Idriss Déby. Ses homologues burkinabè, malien et nigérien ont rapidement salué la mémoire de l’ancien président du Tchad. « La France perd un ami courageux », a indiqué l’Elysée, avant que Florence Parly, la ministre française des Armées, ne salue la mémoire d’un « allié essentiel dans la lutte contre le terrorisme ». Le président Macron a fait savoir qu’il se rendrait aux funérailles d’Idriss Déby, tout comme une dizaine de chefs d’Etat (Togo, Mali, Burkina-Faso, Niger, RDC, Guinée, Mauritanie, Soudan et Guinée Bissau).
António Guterres, Secrétaire général de l’ONU, « attristé par la nouvelle du décès du président tchadien », a déclaré qu’Idriss Déby Itno « était un partenaire essentiel pour les Nations Unies et (qu’il) a contribué de manière significative à la stabilité régionale, en particulier dans le cadre des efforts de lutte contre le terrorisme, l’extrémisme violent et le crime organisé au Sahel ».
« La version officielle s’est attachée à ce mythe du combattant mort au front », estime Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute -African Center For Peace Studies. « Si Déby n’était pas la cible de critiques dans sa gestion autoritaire du pouvoir, c’est parce qu’il était un allié essentiel dans la lutte contre le terrorisme. Par son activisme militaire, il donnait des gages en termes de sécurité. D’ailleurs, l’instrumentalisation de la lutte contre le terrorisme a été une constante de la politique de discrédit de l’ennemi. Sur le plan interne, cela permettait de museler l’opposition en instaurant un climat de terreur et sur le plan mondial, d’être dans une forme de chantage continu avec la communauté internationale qui avait besoin de lui », poursuit-il.
Réactions de Paris et de Washington : deux salles, deux ambiances
Sitôt le décès du président Idriss Déby annoncé, un conseil militaire de transition (CMT) est proclamé, dirigé par Mahamat Idriss Déby, un jeune général de corps d’armée dit «Mahamat Kaka» âgé de 37 ans, qui n’est autre que le fils d’Idriss Déby. La constitution suspendue, la junte militaire, composée d’une 15aine de fidèles de l’ancien président, indique que de nouvelles élections «libres, démocratiques et transparentes » seront organisées d’ici 18 mois. L’opposition dénonce un coup d’Etat et rejette le CMT. Très vite, des généraux annoncent ne pas avoir été consultés et rejettent à leur tour cette prise de pouvoir.
Dès le 21 avril, une trentaine de partis politiques de l’opposition, dont Saleh Kebzabo et la formation de Succès Masra, exigent « l’instauration d’une transition dirigée par les civils », appellent au dialogue et mettent la France en garde « de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures du Tchad ». La veille, l’Elysée avait pris « acte de l’annonce par les autorités tchadiennes de la mise en place d’un conseil militaire de transition » par voie de communiqué.
Alors que l’opposition redoute une dérive dynastique, « le communiqué de l’Elysée apparaît parfaitement surréaliste », estime Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), qui lui oppose la déclaration d’Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, « beaucoup plus sobre » et qui « reconnaît la particularité du Maréchal-Président dans la lutte contre le terrorisme sans évidemment, valider le coup de force ».
De leur côté, les Américains adoptent la prudence. « Les États-Unis sont solidaires du peuple tchadien en cette période difficile. Nous soutenons une passation de pouvoir dans la paix conformément à la constitution tchadienne », a indiqué le Département d’Etat, le 20 avril. « Les Américains ont été très clairs sur le strict respect de la constitution. Ils ne reconnaissent pas le CMT » conclut Emmanuel Dupuy. La constitution du Tchad prévoit une transition d’une durée de 45 à 90 jours, assurée par le président de l’Assemblée nationale, afin d’organiser de nouvelles élections au Tchad. L’incompréhension est telle au Tchad lors de la proclamation du CMT, que le président de l’Assemblée nationale a dû expliquer que son grand âge et le contexte sécuritaire actuel justifiaient son refus d’assurer l’intérim du pouvoir, qui lui aurait bel et bien été proposé à la mort d’Idriss Déby…
Comment la France a perdu son allié de 30 ans
L’hexagone a soutenu Idriss Déby pendant trois décennies, depuis son coup d’Etat du 1er décembre 1990 contre Hissène Habré jusqu’aux bombardements de 2019, en passant par le soutien lors des rébellions de 2006 et 2008. La question d’une intervention de Barkhane a-t-elle été envisagée cette fois-ci ? La France a-t-elle tenté de protéger Déby in extremis ? Pouvait-elle le sauver ? Pas si sûr. « Comment justifier de sortir des moyens militaires pour s’opposer à des rebelles qui accessoirement sont Tchadiens ? », interroge Emmanuel Dupuy. « Sauver Déby », c’était courir le risque de provoquer la défiance d’une partie des Tchadiens, mais aussi l’exaspération des Français échaudés par l’intervention de 2019, qui avait été mal perçue par l’opinion. Du 3 au 6 février 2019, des Mirages 2000 étaient intervenus « en coordination avec l’armée tchadienne, de façon à contrer l’incursion d’une colonne armée en territoire tchadien », indiquait un communiqué de l’Etat-major français. Les pick-up bombardés abritaient non pas des jihadistes, mais des opposants politiques de l’Union des forces de la résistance (UFR), venus du sud de Libye…
Fin héroïque d’un président mort au combat, mutinerie, réunion qui aurait mal tourné ou règlement de comptes interne ? Les scénarios les plus improbables circulent sur Internet, car les ombres autour des circonstances précises de la mort d’Idriss Déby persistent. Toutefois, de plus grandes interrogations sur l’avenir du pays s’imposent déjà. A l’heure de la rédaction de cet article, le Fact annonce être « aux portes » de N’Djaména et menace de renverser le CMT, l’ultimatum arrivant à terme…
La présence militaire tchadienne bientôt renégociée ?
Les soldats tchadiens réputés pour être les plus aguerris du G5-S, remplissent les rangs de la MINUSMA (plus d’un millier de soldats) et sont près 600 dans Multinational Joint Task Force (MNJTF) en lutte contre Boko-Haram. Début mars, alors qu’Idriss Déby était à la tête du G5 Sahel, il décida de déployer 1 200 soldats tchadiens dans la zone dite « des trois frontières ». Présents sur tous les fronts (libyen, centrafricain, soudanais, nigérian et dans la zone des trois frontières), cet engagement militaire était surtout le résultat de la volonté d’un homme qui régnait sans partage. « Ni le parlement, ni le Conseil des ministres n’avaient voté l’autorisation de déploiement des forces. On était sous la présidence d’Idriss Déby, dans un cadre hors de la constitution », rappelle Emmanuel Dupuy.
A quoi peut-on s’attendre dans le Tchad post-Idriss Déby Itno ? « On n’échappera pas à des dissensions au niveau ethnique, car il y a des envies de revanche après de 30 ans de pouvoir », considère Bakary Sambé. La bataille pour la succession entre CMT, opposants politiques et le Fact rejoint par des rebelles rentrés d’exil, des Zhagawas en sécession et des généraux en rupture avec le clan Déby, pourrait vite déstabiliser le pays.
« Le Tchad représentait jusqu’ici un verrou régional. Déby a constamment rejeté la guerre hors de ses frontières. Il y a un risque aujourd’hui, que le pays ne devienne l’arrière-cour des rivalités inter-libyennes {…] Du côté de la Centrafrique, mais aussi du Soudan, Déby n’avait pas non plus que des amis. Rejeter la menace à l’extérieur des frontières tchadiennes a longtemps permis au Tchad de rester un petit îlot de stabilité, mais que va-t-il advenir maintenant ? », s’interroge Bakary Sambé, pour qui l’implication militaire des Tchadiens pourrait par ailleurs faire de nouveau l’objet de négociations diplomatiques. « En cas d’instabilité, il est à craindre que le phénomène de ventre mou se répète, comme ce fut le cas au Mali par exemple », prévient enfin le directeur du Timbuktu Institute.
Par Marie France Reveillard