Ces derniers temps au Gabon, l’éléphant de forêt est de toutes les conversations. Entre affectation des terres, enjeu touristique, biodiversité, braconnage, police scientifique faunique, mais aussi révolte paysanne et grève des écogardes, l’éléphant de forêt, est à la croisée des enjeux gabonais et s’impose comme un indicateur-clé en matière de sécurité nationale.
En mars 2021, l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) classait l’éléphant de forêt d’Afrique (Loxodonta cyclotis) parmi les espèces « en danger critique d’extinction ». « L’IUCN vient de reconnaître qu’il y avait bien 2 espèces d’éléphants en Afrique », se réjouit Stéphanie Bourgeois, une vétérinaire française à l’origine d’un projet de conservation des éléphants de forêt du Gabon.
Le 17 mai, Ali Bongo Ondimba, le président de ce pays d’Afrique centrale recouvert à près de 85% par la forêt, réclamait l’inscription du braconnage dans le droit pénal international. L’éléphant dont l’ivoire reste prisé sur les marchés internationaux campe parmi les espèces les plus menacées au monde et le Gabon abrite plus de 50% de la population des éléphants de forêt d’Afrique. Leur nombre ne cesse de décliner et dans l’attente du développement du secteur touristique gabonais qui le replacerait au centre des attentions économiques, le pachyderme a mauvaise presse…
Il subit la dégradation de son habitat du fait de la multiplication des exploitations forestières, l’opprobre des villageois menacés par ses razzias dévastatrices sur leurs cultures vivrières et les raids des braconniers. Selon le WWF (fonds mondial pour la nature), entre 2002 et 2011, la population des éléphants de forêt a décliné de 62% en Afrique centrale. En 2019, près d’un décès d’éléphant sur 2 était le fait d’un braconnier sur le continent. Malgré la fin du commerce légal de l’ivoire en Chine ou à Hong-Kong, longtemps friands de ses vertus « thérapeutiques » et décoratives – suite à la signature de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction « CITES » en 2018 – les trafics se poursuivent et alimentent des réseaux criminels internationaux.
Lee Wight : « Le trafic d’ivoire sert à financer Boko-Haram »
Pour Lee Wight, ministre de l’Environnement du Gabon, « il existe une corrélation entre le trafic d’éléphants et l’insécurité […] Quand on suit l’ivoire, une partie part vers le Nigéria. Le trafic d’ivoire sert à financer Boko Haram, donc s’attaquer à ce trafic, c’est aussi lutter contre les milices. Il n’y aura pas de paix et de sécurité en Afrique sans protection des ressources naturelles », assure-t-il. L’opération n’est pas sans risque. « Lorsque j’étais à la tête de l’ANPN [Agence nationale des parcs nationaux, ndlr], j’étais en contact direct avec les braconniers. C’est le combat d’une vie. Tout le monde sait que je ne suis pas un ministre ordinaire ». Britannique de naissance, docteur en zoologie, le ministre a passé des années à étudier la faune africaine avant de faire une rencontre décisive en 2020, en la personne de feu Omar Bongo.
En 1992, il intègre l’ONG américaine Wildlife Conservation Society (WCS) comme scientifique, avant d’en prendre la tête entre 1997 et 2002. A la manœuvre dans la création des 13 parcs nationaux qui couvrent 11 % du territoire national sur 3 millions d’hectares, Lee Wight obtient la nationalité gabonaise en 2008 et reste 10 ans à la tête de l’ANPN (2009-2019), avant d’être nommé ministre gabonais des Eaux, des forêts, de la mer, de l’environnement, chargé du Plan climat et du Plan d’affectation des terres. Eloquent et décontracté, il veut changer de méthode. « Si on perd la forêt du Gabon, on perd la pluviométrie dans le Sahel. Les impacts ne se limiteront pas à notre pays », prévient celui qui se présente volontiers comme « la caution verte du gouvernement ».
Un vent britannique souffle sur le Gabon, après l’annonce de la volonté du président Bongo d’intégrer le Commonwealth. « On a 15 ans de travail pour créer une industrie de l’écotourisme, qui est surtout une pratique anglophone. Ici, dans un Gabon francophone, les lois françaises font peur et freinent l’investissement dans l’écotourisme », assume le ministre, qui précise avoir identifié un partenaire sud-africain pour se lancer dans la construction des premiers écolodges 4 étoiles du pays (ACDG pour un coût de 30 millions de dollars). L’éléphant, « star africaine » classée dans le BIG 5 des savanes, reste une valeur éco-touristique sûre et le Gabon a des arguments de taille. Chaque année, éléphants en vadrouille sur les plages gabonaises croisent les baleines de passage au large des côtes. D’après le WWF, le braconnage d’éléphants en coûterait 25M USD par an, à l’économie touristique africaine. De fait, le sujet est devenu autant environnemental qu’économique et politique.
L’épineuse question de l’affectation des terres
« Nous sommes dans une situation de colonialisme vert, appuyée par une vision anglo-saxonne de l’environnement. Pourquoi les problèmes sont-ils plus importants aujourd’hui qu’hier, alors que la cohabitation entre les hommes et les éléphants existe depuis la nuit des temps ? », s’interroge Marc Ona, le cofondateur de l’ONG environnementale gabonaise Brainforest. « Il faut protéger l’éléphant à tout prix, mais quid des populations ? Les villageois sont parfois qualifiés de braconniers et risquent une amende et la prison s’il est avéré qu’ils ont tué un éléphant ». De son côté, Stéphanie Bourgeois assure que d’expérience, « la loi autorise l’abattage d’un éléphant en cas de légitime défense ».
Le gouvernement gabonais travaille actuellement sur un plan d’affectation des terres qui devrait réduire la surface des aires réservées à l’éléphant de forêt, qui circule aujourd’hui en toute liberté, sur la quasi-totalité du territoire. Marc Ona avance la multiplication des permis forestiers comme l’une des principales explications à la disparition de certaines essences qui constituaient la nourriture des éléphants, les poussant à se déplacer vers les villages.
« Un récent article scientifique présentant les résultats d’une étude menée à Lopé a montré que sur les 30 dernières années, le changement climatique a provoqué une baisse de la productivité forestière. Il y a quelques années, les éléphants trouvaient 1 arbre sur 10 pour s’alimenter de fruits dont ils sont friands, mais aujourd’hui, c’est 1 arbre sur 50. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils se rapprochent des villages […] L’éléphant est le jardinier de la forêt. Les graines de certaines espèces végétales ne peuvent germer qu’après un passage dans le transit intestinal d’un éléphant qui dissémine les graines par matières fécales, au cours de ses déplacements […] Le rôle de l’éléphant s’inscrit dans une dynamique de stabilité de la structure forestière. Entre développement économique et préservation de la nature, il faut trouver le juste milieu », explique Aurélie-Flore Koumba-Panbo, conseillère scientifique du secrétaire exécutif de l’ANPN.
Des clôtures électriques à 1 milliard de francs CFA
Pour Stéphanie Bourgeois, « nous ne cernons pas encore très bien les contours du conflit homme-éléphant. Est-ce qu’il y a plus d’éléphants près des villages qu’avant ou la perception a-t-elle évolué ? L’interdiction de la chasse à l’éléphant au Gabon date des années 1980. Avant, lorsqu’il y avait des problèmes de dévastation des cultures, les villageois faisaient appel à un chasseur d’éléphants qui en tuaient quelques-uns dans la région. Aujourd’hui, l’exploitation des ressources et le braconnage dérangent sans doute davantage les éléphants et cela peut influencer l’utilisation de leur domaine vital », suggère-t-elle. Pour faire face au conflit homme-éléphant, le Gabon a tout essayé.
« On a copié le Kenya en installant des clôtures électriques dans certains endroits [Simitang et à Ovan dans la région de l’Ogooué Ivindo et 2 autres barrières seront installées à Komossoville et Nzé Vatican, pour un coût global de 1 milliard de Fcfa, ndlr], mais le problème se pose au niveau de la maintenance dès que l’herbe repousse » considère Lee Wight. « On a bien essayé le piment du Mexique avec des cartouches de calibre 12, mais ça n’était pas très efficace et l’effet ne durait pas longtemps », explique-t-il rétrospectivement…
Selon l’ANPN, sur 8 mois de récoltes à Simitang, plus de 1.200 régimes de bananes plantain ont été produits générant un chiffre d’affaires supérieur à 3 500.000 FCFA tandis que le périmètre vivrier d’Ovan a généré un chiffre d’affaires de 175 000 Fcfa. « Ces résultats ont été jugés positifs et sont appréciés par des communautés locales plutôt réticentes à la mise en place de ce système agro-écologique » estime Sévérine Arena, assistante technique du projet éléphant de l’ANPN.
Dans l’Ogooué-Ivindo, un préfet menacé par la vindicte populaire
Récemment, l’éléphant gabonais a fait sortir les écogardes du bois… Ces 10 dernières années, selon la Thin Green Line Foundation 1.000 écogardes ont été tués par des braconniers, à travers le monde. Au Gabon, ils sont nombreux à exiger un changement de statut et à réclamer une intégration dans l’administration.
« Le ministère russe de la Défense a effectué à titre gracieux une livraison en République gabonaise d’armes légères pour aider le gouvernement du pays à combattre le braconnage et à protéger les réserves naturelles », indiquait un communiqué du ministère russe de la Défense daté du jeudi 28 novembre 2019, une « première » en matière de coopération bilatérale entre les 2 pays, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Toutefois, cette livraison n’était pas directement destinée aux écogardes qui ne sont pas armés selon l’ANPN. Ils sont néanmoins accompagnés par l’armée ou par la gendarmerie, sur les sites les plus risqués.
Le 31 mai 2021, la lutte contre le braconnage d’éléphant a provoqué la mort d’un écogarde de l’ANPN qui s’était rendu chez un homme suspecté de trafiquer de l’ivoire. Officiellement, l’écogarde aurait reçu une balle du suspect et serait mort des suites de ses blessures. « Envoyer des écogardes pour confondre des trafiquants d’ivoire est très grave. Ils sont censés surveiller les parcs et non pas faire la loi, qui plus est, en dehors des parcs nationaux et sans armes » estime Marc Ona qui souligne l’imbroglio juridique dans lequel ils se trouvent. Les récents mois de grève des écogardes et les manifestations populaires reflètent l’impopularité ambiante de l’éléphant de forêt gabonais, à tel point que le 25 mai dernier, les habitants du département de la Zadié, dans la province de l’Ogooué-Ivindo, ont réclamé le départ du préfet de Mekambo, sur fond de conflit homme-éléphant.
La police scientifique au secours des éléphants de forêts
Des drapeaux blancs restent accrochés à la grille des bureaux de l’ANPN de Libreville, portant les revendications des écogardes. « Il n’y a plus de grève. On n’a pas eu le temps de décrocher les banderoles », explique un employé de l’ANPN qui discute avec des confrères juste devant la porte d’entrée (le nombre d’écogardes au sein de l’ANPN s’élève à plus de 500). Au rez-de-chaussée, un petit bureau abrite un laboratoire d’analyse d’échantillons d’ADN prélevés sur la faune locale, qui a bénéficié d’un cofinancement de l’Agence française de développement (AFD) dans le cadre du projet Eléphants pour la lutte contre le braconnage et le trafic d’ivoire au Gabon et dans la sous-région, et de la Banque mondiale (projet GeFaCHE, Gestion de la faune et des conflits homme-faune).
« Le projet est financé par l’Accord de conversion de dettes entre le Gabon et la France (ACD). 10 millions d’euros ont été investis dans ce projet de lutte contre la criminalité faunique dont le volet scientifique est notamment porté par le laboratoire d’analyse génétique de la faune [réhabilité en mars 2021, ndlr] », explique Gulnoza Callens (AFD), coordonnatrice du pôle environnement de l’AFD à Libreville. « Le laboratoire de police scientifique faunique nous permet d’apporter à la justice et aux institutions en charge de l’application de la loi, des preuves irréfutables. Aveux et témoignages ne suffisent plus […] Le Code pénal a été renforcé et les peines encourues vont de 10 à 15 ans de prison ferme assorties d’une amende de 10 millions de Fcfa pour les trafiquants », précise le docteur Aurélie-Flore Koumba-Panbo de l’ANPN.
Le laboratoire s’est fixé l’objectif d’apporter des renseignements sur l’origine géographique des produits saisis et l’ADN est utilisé pour le recensement national des éléphants. « Nous en avons dénombré 50 000 et nous attendons les résultats des derniers recensements des populations d’éléphants qui nous permettront de mesurer les résultats des efforts consentis pour leur protection », poursuit-elle, précisant que le laboratoire permet aussi de déterminer les causes de maladies fauniques. « Le laboratoire est constitué de 5 pièces et d’un hall en guise de bureau. Il répond aux normes internationales et suit un sens unidirectionnel pour éviter toute contamination entre différentes salles qui pourraient biaiser nos résultats », indique Hugues Bikang Bi-Ateme, un jeune technicien de laboratoire en blouse blanche qui traverse l’endroit blanc et aseptisé, sous le regard attentif des « pisteurs d’éléphants » de l’ANPN dont les missions s’avèrent bien plus périlleuses…
Janice, l’éléphante rôdeuse du côté de Longwè
« C’était à Ivindo aux environs de midi. On devait placer des caméras et on savait qu’il y avait des éléphants à proximité. Ils étaient cachés. L’un d’entre eux a chargé. On a couru sur la colline et par chance, il n’a pas réussi à nous rattraper. Parmi eux, il y avait Janice », se souvient Fabrice Mezeme, 33 ans, assistant de recherche éléphants à l’ANPN. Janice est une éléphante équipée d’un collier GPS, qui circule du côté de Longwè. « Son histoire remonte à la pose de son collier qui pèse près de 12kg. Il est possible qu’elle ait été traumatisée pendant la pose et que son comportement ait été modifié. Depuis elle a tendance à attaquer », suggère Andy, 35 ans lui aussi « pisteur » d’éléphants. Il connaît bien l’animal pour l’avoir étudié au sein de WCS au préalable. « Je travaille pour le projet GeFaCHE et ma mission est de recueillir des échantillons de crottes fraîches d’éléphants (de moins de 24h). Je prélève les échantillons avec un écouvillon que j’introduis dans un tube contenant un conservateur. Cela permet de conserver l’échantillon pendant 2 à 3 semaines. Il est ensuite identifié et géoréférencé ».
Pas toujours bien reçu par les villageois et menacé par les charges d’éléphants, Andy est un passionné. « Nous partons pour des missions de 3 semaines, en équipe de 4 personnes constituée d’un assistant de recherche et de 3 écogardes. C’est assez dangereux. On est à l’écoute de la forêt, car l’éléphant est silencieux. Nous marquons des temps d’arrêt pour écouter la forêt. Lorsque l’éléphant est en visu, il faut à tout prix le contourner. En dernier recours, s’il charge, on court dans tous les sens. Le chef de file siffle quand il est en sécurité et son équipe vient le rejoindre ».
La petite équipe du « projet éléphant » manque encore de moyens humains, techniques et financiers. « L’ONG TRACE nous apporte un soutien technique depuis 2014, notamment en matière de formation (extraction d’ADN) et nous faisons venir un vétérinaire d’Afrique du Sud pour la pose des colliers. Depuis novembre 2015, 109 éléphants de 7 aires protégées ont été équipés de colliers GPS. Actuellement, 57 colliers sont actifs et nous en poserons encore 23 d’ici la fin de l’année, grâce au financement de l’ACD. La batterie GPS dure entre 2 et 3 ans […] Des rapports sont édités de façon hebdomadaire et mensuelle. Sans signal pendant 24h, une alerte est déclenchée et une équipe est dépêchée pour savoir ce qui se passe » explique Dr. Aurélie-Flore Kounba-Panbo. « Plusieurs bailleurs internationaux sont à nos côtés, mais nous sommes à la recherche de fonds, car le coût de fonctionnement du laboratoire est de l’ordre de 100 000 euros par an », souligne-t-elle.
Les « Pygmées » Baka, pisteurs d’élite de l’ANPN
« Le Gabon est le dernier pays à accueillir des éléphants sur toute l’étendue de son territoire. C’est unique ! Dans tous les autres pays d’Afrique, ils sont répartis dans les aires protégées », explique Stéphanie Bourgeois.
Les éléphants de forêt vivent au cœur d’un environnement très dense et représentent une espèce encore peu connue comparativement à celle des savanes, observable à portée de jumelles. Ces dernières années, la technologie est venue au secours de la conservation des éléphants de forêt (photo-pièges, colliers électroniques, analyses ADN…), mais cela ne suffit pas et le recours aux populations locales s’avère indispensable. Des pisteurs aguerris et fin connaisseurs de la faune gabonaise, issus de la communauté des pygmées Baka, accompagnent les efforts de géolocalisation faunique de l’ANPN.
« Pour les poses de colliers GPS, leur connaissance de la forêt est difficilement égalée. Ils sont indispensables, car il faut approcher l’éléphant d’assez près pour l’anesthésier. Il ne tombe pas immédiatement et peut courir pendant 10 minutes avant de s’endormir. C’est une manœuvre risquée pour l’équipe et pour l’éléphant. Il faut être rapide et ne pas le perdre de vue. Jusqu’à présent, je n’ai vu que les pisteurs Baka capables de le poursuivre en forêt », explique Stéphanie Bourgeois.
Alors que l’IUCN vient tout juste de reconnaître l’existence de l’éléphant de forêt en Afrique, la légende de l’« Assala » se poursuit. « Il y a une croyance selon laquelle il existerait une autre espèce d’éléphant au Gabon, appelée « Assala », plus petite que les autres. Ça n’a jamais été démontré, ni par la génétique, ni par aucune étude morphologique. Le plus probable, serait que les jeunes mâles qui ont parfois de très longues défenses, soient identifiés à tort comme de vieux éléphants », avance la scientifique qui préfère pour l’heure, se concentrer sur les « mystères » de l’éléphant de forêt du Gabon…