“L’Afrique peut s’inspirer de l’Estonie” (entretien avec Mari Hanikat, PDG de Garage 48)

Propos recueillis par S.J.

Suite à une révolution digitale réussie, l’Estonie – petit État balte considéré aujourd’hui comme l’un des pays les plus avancés technologiquement au monde – exporte son savoir-faire numérique et cherche à renforcer sa coopération avec divers acteurs, notamment l’Afrique. Quels sont les ingrédients de sa réussite? Comment le continent pourrait-il tirer profit de cette collaboration? Éléments de réponse dans cet entretien exclusif accordé par Mari Hanikat, PDG de Garage 48.

L’Estonie est considérée aujourd’hui comme le pays le plus avancé au niveau technologique en Europe. Pourriez-vous nous expliquer comme cette révolution numérique s’est déroulée?

Mari Hanikat: Après avoir retrouvé son indépendance en 1991, l’Estonie a dû mettre sur pied un État et une économie à partir de rien. En effet, ayant été occupé par l’Union soviétique pendant plus de 50 ans, le pays était parmi les plus pauvres d’Europe, ce sans ressources naturelles. Ainsi, la nouvelle génération qui a pris le pouvoir a réalisé que le numérique pourrait s’avérer comme la seule sphère où l’Estonie était sur un pied d’égalité avec le reste du monde. Dans ce contexte, le projet Tiger Leap fut mis en œuvre pour apporter des ordinateurs, un accès internet et des compétences informatiques de base au plus grand nombre possible, via un apprentissage dans les écoles, les bibliothèques, les bornes internet publiques. La deuxième étape cruciale a été l’introduction de l’identification numérique obligatoire. Elle a été développée dans le cadre d’un partenariat public-privé entre le gouvernement, les banques commerciales et les opérateurs de télécommunications, ce qui a assuré une large adoption et une croissance rapide des services. Cette politique, introduite en 2002, a permis de développer une identification sécurisée des utilisateurs basée sur l’infrastructure X-road, une couche d’échange de données où tous les fournisseurs de services ont accès à l’identification numérique, mais ne stockent pas les données personnelles des utilisateurs. Enfin, les citoyens sont propriétaires de leurs données et peuvent vérifier, à tout moment, si quelqu’un a examiné leurs données.

Quel a été l’impact de cette numérisation des données sur l’économie?

M.H: Par exemple, la numérisation rapide a aidé à mettre en place un système bancaire moderne et, la mise sur pied du programme Tiger Leap, a inspiré les jeunes à choisir une carrière dans l’informatique, de sorte que ce secteur a connu la croissance la plus rapide comparativement aux autres. La création de Skype par des ingénieurs estoniens en 2003 et, plus encore leur sortie, a eu un impact majeur sur l’environnement des startups. L’histoire à succès de quatre jeunes qui lancent une entreprise dans un appartement de la classe ouvrière a été une inspiration pour toute une génération, tandis que les fondateurs ont également réinvesti une grande partie de leurs fonds dans de nouvelles start-ups et créé un réseau d’investissement providentiel dynamique. Les premiers utilisateurs de Skype ont ensuite fondé de nouvelles entreprises, parmi lesquelles plusieurs licornes.

Quelles sont les leçons que l’Afrique peut tirer de l’expérience estonienne?

M.H.: L’accès à un internet abordable est vital comme un facteur de réduction des inégalités. Évidemment, cela nécessite un soutien et un contrôle des institutions publiques pour y parvenir. La création d’une identification numérique sécurisée est le fondement de la gouvernance numérique et elle contribue à améliorer la transparence de la société. Si l’Estonie fait aujourd’hui partie des pays les moins corrompus du monde, ceci est largement dû à la gouvernance numérique.

L’Afrique vit actuellement une transformation numérique. Quelles sont vos observations liées à l’innovation sur le continent, notamment face aux défis socio-économiques posés par la crise de la COVID-19?

M.H.: La pandémie a rendu certaines des lacunes encore plus visibles et a mis en évidence la nécessité de les combler. Bien sûr, cela revient en grande partie à avoir une bonne infrastructure soutenant les éléments en place, comme l’accès à l’électricité, à l’eau voire à l’internet. Cependant, une grande partie est déjà là. L’Afrique rattrape rapidement son retard. Pour preuve, près de la moitié des africains possèdent une forme de carte d’identité, ce qui facilite également l’adoption des pratiques liées à l’e-gouvernance.

À l’image de l’annonce faite le 09 février par le Ministère des affaires étrangères, l’Estonie cherche à renforcer sa coopération avec l’Afrique dans le champ du numérique. Que peut apporter votre pays aux États du continent  dans le secteur du digital?

M.H.: L’Estonie est probablement connue pour ses bons services électroniques et ses excellentes pratiques en matière de gouvernance électronique. Des compétences attrayantes pour de nombreux pays africains qui s’orientent vers plus de pratiques de gouvernance numérique. Il y a 30 ans, l’Estonie était considérée comme l’un des États les plus pauvres en Europe et, grâce à la mise en œuvre de politiques axées sur les nouvelles technologies, elle s’est significativement développée Donc, si nous pouvions y arriver, notre expérience et nos leçons pourraient être valables et transposables à certains niveaux également en Afrique. Cela dit, nous réalisons que l’Estonie est un petit pays et que l’Afrique est un immense continent composé de 54 pays différents, chacun confronté à des problèmes et des réalités diverses. Quoi qu’il en soit, nous pensons que notre savoir-faire technologique est plus lisible et transparent que d’autres grands pays européens, dont certains d’entre eux partagent un passé colonial avec le continent et qui expliquent peut-être pourquoi il est plus facile d’être en relation avec nous.

Quel serait l’avantage pour les startups africaines?

M.H.: Avec l’adaptation des nouvelles technologies, de nouvelles portes s’ouvrent et les esprits créatifs auront plus de façons différentes de résoudre les problèmes. L’Afrique possède beaucoup de talents technologiques, qui dans certains cas sont déjà bien plus en avance sur ce que le continent a à offrir. En intégrant davantage les solutions et les pratiques déjà existantes et en les adaptant, de nouvelles opportunités s’ouvrent et de nouveaux emplois seront créés.

Dans une récente interview publiée par le Fonds monétaire international (FMI), l’ancien Président estonien, Toomas Hendrik Ilves, a déclaré que «c’était la mise en place de politiques innovantes, plus que la technologie elle-même, qui avait permis la remarquable transformation numérique de l’Estonie». Pensez-vous que la même approche devrait être appliquée dans le contexte de la transformation numérique africaine?

M.H.: En effet, la technologie doit être robuste, mais pas à l’avant-garde. C’est l’état d’esprit qui compte le plus. Les solutions qui ont aidé l’Estonie à faire un grand bond en avant ne sont pas celles qui ont été technologiquement les plus avancées, mais plutôt celles qui ont bien été testées et qui se sont avérées les plus résistantes.

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