Les fonds de pension dans le monde s’intéressent de plus en plus au capital-investissement. En Afrique, la croissance des actifs de retraite sous gestion qui pousse ces investisseurs institutionnels à la diversification fait émerger le private equity comme une classe d’actifs attractive. Mais entre contraintes réglementaires, risque élevé et manque de compétences, l’équation n’est pas toujours évidente…
Partie de très bas, l’industrie africaine des fonds de pension creuse peu à peu son sillon. Sur les six plus grands marchés du continent, les actifs de retraite sous gestion pourraient atteindre 7 300 milliards de dollars d’ici 2050, contre 600 milliards de dollars en 2020, selon les projections du célèbre expert Charlie Robertson reprises par la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique dans son rapport 2020 intitulé « Finance innovante pour le développement du secteur privé en Afrique ». Ces chiffres étaient évalués à plus de 415 milliards de dollars en 2017 pour l’ensemble du continent d’après une étude détaillée de l’instance onusienne. Un rythme de croissance soutenu. Si avec ses 223 milliards de dollars d’actifs sous gestion en 2021 (soit 53,8% du PIB), l’Afrique du Sud reste le représentant du continent dans les rapports mondiaux, d’autres marchés africains se démarquent comme la Namibie où les actifs sous gestion des fonds de pension font 109% du PIB.
Cette croissance générale des actifs de retraite sous gestion est mondiale, puisque ceux-ci ont quasiment doublé au cours des dix dernières années à 56 576 milliards de dollars en 2021, pour les 22 principaux marchés représentatifs (y compris l’Afrique du Sud) étudiés annuellement par le Thinking Ahead Institute, organisme de référence en la matière.
En Afrique, cette tendance haussière des actifs de pension observée par l’ensemble des organisations travaillant sur le sujet résulte notamment de la montée en puissance de la classe moyenne et des réformes réglementaires qui attirent davantage de personnes dans le filet de sécurité sociale. Les projections optimistes s’appuient -outre les facteurs précités- sur la croissance démographique et les promesses du développement en matière notamment de formalisation de l’emploi.
Boom des actifs et besoin de financement créent l’opportunité
Dans un contexte de besoin criard de financements sur le continent ces dernières années -particulièrement en matière d’infrastructures, les opportunités évidentes conduisent les investisseurs institutionnels (fortement incités par les instances panafricaines et internationales comme la Banque africaine de développement (BAD), la Banque mondiale, etc) à regarder en dehors des classes d’actifs classiques (actions et obligations). Les fonds de pension, étant caractérisés par des passifs de long terme, s’orientent alors vers l’investissement longue durée et s’intéressent ainsi au private equity. Une tendance mondiale née aux Etats-Unis à la fin des années 1970 selon un document du World Economic Forum, qui s’est développée « au cours des dernières décennies », comme l’indique un rapport de PricewaterhouseCoopers sur les meilleures pratiques dans le processus d’investissement des fonds de pension.
« En tant que gestionnaires de fonds publics, les gestionnaires de fonds de pension ont généralement un seuil de risque acceptable inférieur à celui des autres investisseurs institutionnels. L’approche axée sur la sécurité intégrée dans les philosophies d’investissement de la plupart des fonds de pension les a rendus plus susceptibles d’investir dans des obligations d’État ou des bons du Trésor plutôt que dans du capital-investissement conventionnel, où le rapport risque/rendement peut être plus imprévisible. Cependant, la croissance rapide des actifs de retraite africains ces dernières années modifie ce récit », expliquent à La Tribune Afrique les experts de l’Association africaine de capital investissement et de capital-risque (AVCA) qui ont mené plusieurs travaux sur le sujet.
« Avec l’augmentation des actifs sous gestion, poursuivent-ils, les fonds de pension africains sont confrontés à une pression croissante pour la diversification, tant du point de vue de la gestion des risques que des rendements. Ainsi, davantage de fonds de pension africains investissent dans des fonds de capital-investissement pour diversifier leur portefeuille et générer des rendements plus élevés ajustés au risque ».
43 millions de dollars à 30 milliards de dollars généralement autorisés
S’il est attractif pour les rendements conséquents qu’il promet sur le long terme, le private equity est en effet caractérisé par le risque élevé. Pour limiter la casse, les fonds de pension africains sont soumis à des plafonds réglementaires locaux limitant les sommes qu’ils peuvent allouer au capital-investissement. Ces plafonds varient généralement entre 5% (Nigeria, Botswana, …) et 10% (Ghana, Kenya, …) des actifs sous gestion, selon une étude de l’AVCA publiée en décembre 2021. L’Ouganda se démarque avec la possibilité pour ses fonds de pension d’investir jusqu’à 15% de leurs actifs sous gestion dans le private equity. En valeur, cela s’établit entre 43 millions dollars et plus de 30 milliards de dollars par fonds selon les pays.
Concrètement, dans un pays comme le Nigeria, 81% des fonds de pension ont des engagements en cours dans le private equity national chiffrés entre 1 million à 20 millions de dollars, selon les données de l’AVCA. 33% des fonds ont des intérêts dans le capital-investissement ouest-africain, tandis que 27% opèrent à l’échelle continentale à hauteur de plus de 21 millions de dollars de manière générale. Ici, les gestionnaires d’actifs de retraite sont prêts à rejoindre en plus grand nombre le marché panafricain du private equity et à investir au-delà du plafond réglementaire de 5%, mais ils sont également soumis à la contrainte de n’investir que dans les fonds de private equity qui ont 60% de leurs actifs dans des entreprises ou des projets au Nigeria.
Si dans des économies comme la Namibie (jusqu’à 35%) et le Botswana (70%), les fonds de pension sont libres d’investir dans le private equity international des parts relativement importantes du seuil autorisé, d’autres pays sont encore plus strictes, dans le souci de sécuriser l’épargne retraite du public. Au Ghana, à titre d’exemple, les fonds de pension ne peuvent investir dans le capital-investissement international que sur autorisation présidentielle.
Le défi des compétences
L’autre défi pour les fonds de pension intéressés par le capital-investissement est celui des compétences. Sur le terrain, les réalités varient d’un pays à un autre. En Afrique du Sud à titre d’exemple, les fonds de pension exploitent au mieux les 10% d’investissement dans le private equity autorisés par le régulateur, grâce à la profondeur du marché qui bien rodé dans toutes les disciplines financières. Idem pour l’île Maurice qui tente de jouer un rôle de sensibilisation au niveau continental pour encourager la naissance d’une industrie panafricaine. Mais dans un pays comme le Botswana où les actifs de retraite sous gestion représentent plus de 37% du PIB, le plus grand fonds public témoignait récemment à The Economist que sa volonté d’investir localement l’ensemble des 5% autorisés dans le private equity, se heurte au manque de ressources humaines qualifiées. Pour embarquer sur le navire de la tendance régionale, les Botswanais ont dû lancer une initiative pour résoudre ce problème.
« Les compétences, le temps et la capacité de diligence raisonnable des fonds de capital-investissement peuvent constituer un obstacle important à l’investissement des fonds de pension dans les fonds de capital-investissement. Il en va de même pour la familiarité avec la classe d’actifs et la maturité des marchés de capitaux locaux. En l’absence de ce qui précède, même si les fonds de pension disposent d’un capital important pour investir, ils peuvent ne pas avoir les moyens ou être suffisamment incités à le faire », explique les experts de l’AVCA. Pour contribuer à faire avancer les choses, l’organisation panafricaine s’est lancée il y a quelques années dans une sorte de campagne de démystification du capital-investissement, notamment en Afrique francophone.
Outre le Maroc, les pays francophones en marge de la dynamique
En effet, l’Afrique francophone reste généralement en marge de cette dynamique des fonds de pension africains sur le marché des capitaux. Le Maroc s’assure une longueur d’avance certaine dans toute la région, avec plus de 30 milliards de dollars d’actifs sous gestion et des investissements plus ou moins diversifiés. A l’Ouest francophone, une faible dynamique s’observe, selon les experts de l’ECA qui constatent aussi le faible développement des systèmes de fonds de pension en Afrique centrale, tant en termes de couverture des travailleurs et retraités que d’actifs gérés et de réglementation des investissements des fonds de pension, avec une relative exception du Cameroun et du Gabon.
Alors que la crise de Covid-19 a placé l’innovation en matière de financement au cœur des enjeux de la relance pérenne des économies africaines et leur retour sur la trajectoire du développement conformément aux agendas 2030 des Nations Unies et 2063 de l’Union africaine, les fonds de pension sont désormais regardés comme des sources cruciales de financement. Gerald Gondo de RisCura Africa en parle avec certitude dans une analyse : « Les fonds de pension africains et les investisseurs institutionnels, grâce à une affectation judicieuse de l’épargne, ont un rôle important et central à jouer afin d’aider l’Afrique à réaliser les projets et les initiatives susceptibles d’accélérer l’accomplissement de son aspiration première ».
Alors que la croissance des actifs de retraite sous gestion devrait s’accélérer, comment les régulateurs peuvent-ils accompagner l’émergence d’une industrie africaine des fonds de pension diversifiée prête à saisir les opportunités d’investissement, y compris dans le private equity ? Et face à la dynamique en cours, certains pays du continent peuvent-ils encore se permettre d’être en retard en matière de système de fonds de pension ?