L’infatigable Mo Ibrahim, entrepreneur et philanthrope anglo-soudanais à la tête d’une Fondation éponyme, ne ménage pas ses efforts depuis l’arrivée du SARS-CoV-2 et appréhende les risques socio-économiques de la pandémie sur le continent. Entre crise sanitaire et risques alimentaires, migrations et dette africaine, Mo Ibrahim a choisi La Tribune Afrique pour revenir sur les grands défis du continent.
Le rendez-vous annuel de votre Fondation a été annulé pour raison sanitaire. Quels ont été les impacts de la pandémie de coronavirus sur vos activités ?
Dès le 24 février, nous avons pris la décision de reporter l’Ibrahim Governance Week-end, qui devait se tenir du 3 au 5 avril à Addis Abeba, en Éthiopie (ndr : reporté du 16 au 18 avril 2021). Ensuite, la Fondation a réaffecté l’intégralité de ses moyens en direction d’actions de sensibilisation concernant les impacts du SARS-CoV-2 en Afrique, en fournissant les meilleures données et analyses possibles, et en renforçant son plaidoyer afin de prendre les mesures nécessaires pour relever ce défi sans précédent.
Nous avons publié un document intitulé Le Covid-19 en Afrique, qui évalue la capacité du continent à faire face à la pandémie, et qui en appelle à une gouvernance coordonnée, à un renforcement des structures sanitaires, mais également à une meilleure collection des datas. Nous produisons des dossiers et des analyses hebdomadaires présentant les derniers faits et chiffres tirés des recherches de la Fondation. Par ailleurs, nous entretenons d’étroites relations avec les partenaires du continent (institutions multilatérales, gouvernements, secteur privé, experts, société civile) et enfin, nous avons renforcé nos échanges avec les jeunes, en les invitant à partager leur propre appréciation de la situation et les perspectives qu’ils entrevoient pour l’avenir.
Qu’est-ce que la pandémie a révélé en matière d’insécurité alimentaire sur le continent ?
L’Afrique subsaharienne était la région la plus durement touchée au monde par l’insécurité alimentaire avant la pandémie et la situation se dégradait déjà depuis plus d’un an… Les experts estimaient que 2020 serait l’année la plus marquée par les crises alimentaires depuis 2017. L’invasion des criquets pèlerins qui fait rage depuis 2019 en Afrique de l’Est est la pire de ces 25 dernières années. Les populations risquent de mourir de faim avant même d’être touchées par le Coronavirus.
En Afrique de l’Ouest, selon le Programme alimentaire mondial (PAM), plus de 21 millions de personnes vont avoir du mal à se nourrir pendant la période de soudure (de juin à août, entre les récoltes). En raison des répercussions socio-économiques de la Covid-19, auxquelles s’ajoutent les effets cumulés des confinements et de la crise économique, 20 millions de personnes supplémentaires pourraient bien rencontrer des difficultés pour se nourrir dans les 6 prochains mois…
Le coronavirus représente-t-il un risque en termes de gouvernance, en particulier en matière de prolongation de mandat dans plusieurs pays africains ?
En collaboration avec Alan Doss, le président sortant de la Fondation Kofi Annan, nous avons souligné le fait que cette pandémie pourrait provoquer une crise politique, menaçant les progrès démocratiques accomplis par de nombreux pays au cours des dernières années. Dans l’analyse que nous avons publiée au sujet de la Covid-19, de la démocratie et des élections en Afrique, nous signalions qu’un grand nombre d’élections initialement prévues en 2020 sur le continent avaient été reportées, dont certaines, comme en Éthiopie, pour une durée indéterminée. La frontière entre les opérations de maintien de l’ordre public destinées à prévenir la propagation de la pandémie et celles portant atteinte aux libertés individuelles est incontestablement très ténue et délicate à déterminer, et il faut la surveiller attentivement. Cette frontière a déjà été franchie en de nombreux endroits, et pas uniquement en Afrique.
Les migrants semblent avoir été les « grands oubliés » de la pandémie. La question migratoire a été mise en suspens depuis le début l’arrivée du SARS-CoV-2. Qu’est-ce que le Coronavirus a révélé sur cette question ?
Ils comptent en effet, parmi les « grands oubliés » de la crise sanitaire qui n’est qu’à ses débuts… Pour autant, les migrants ne sont pas les seuls touchés. Toutes celles et tous ceux qui travaillent dans le secteur informel, mais aussi les femmes confinées chez elles, les populations rurales ou les nomades, souffrent terriblement. Récemment interrogée par la Fondation Mo Ibrahim, la jeunesse a fait état d’une augmentation des violences sexistes ainsi que d’un risque d’augmentation des grossesses précoces.
Plus globalement, que pensez-vous de la politique migratoire de l’Union européenne (UE), en Libye en particulier ?
Le débat sur les migrations doit partir des réalités (…) Près des trois quarts des migrants africains se déplacent au sein du continent et environ 80 % des migrations africaines sont exclusivement mues par l’espoir de perspectives économiques meilleures. Dans les faits, les migrants africains ne représentent pas un « fardeau » pour le monde ou pour l’Europe, pas plus qu’il ne les « envahissent ». En 2017, on comptait au total 36,3 millions de migrants africains. Ce chiffre ne représente qu’environ 14 % des migrations mondiales, bien loin derrière le pourcentage de migrants en provenance d’Asie et d’Europe (41 % et 24 % respectivement).
Le conflit libyen ne devrait pas avoir d’incidence sur la politique migratoire européenne, mais il reflète bien l’arrivée sur le continent de nouveaux « partenaires », pas toujours soucieux de l’intérêt de l’Afrique, mais bien conscients en revanche de l’impact politique de l’« arme » migratoire…
Quelles seront les conséquences de cette pandémie sur la dette africaine ?
Il s’agit d’une préoccupation majeure. Si l’Afrique a globalement connu une croissance économique impressionnante au cours des deux dernières décennies, la dette africaine, aussi bien publique que privée, a elle aussi explosé. Cette dette atteint 365 milliards de dollars, dont plus de 44 milliards doivent être remboursés avant la fin de l’année 2020. Parallèlement, les effets importés de la crise du Coronavirus frappent massivement le continent, bien plus tôt et bien plus fort que les répercussions sanitaires directes. De fait, les conséquences socio-économiques de cette pandémie sur notre continent m’inquiètent beaucoup plus que son incidence sanitaire.
Il faut gérer des effets cumulatifs massifs : l’effondrement complet du marché pétrolier et de la demande extérieure, l’arrêt quasi total du tourisme, la diminution considérable des transferts de fonds, ainsi que la forte volatilité des devises (en particulier en Afrique du Sud, au Ghana et au Kenya). D’après la Banque mondiale, l’Afrique pourrait entrer en récession pour la première fois depuis 25 ans. Les pays occidentaux développés ont débloqué d’énormes enveloppes budgétaires pour atténuer les répercussions économiques et sociales de l’arrêt presque total de l’économie pendant plusieurs mois. Du fait de leur espace budgétaire très restreint, les pays africains ne peuvent pas se permettre de telles mesures. Ils n’ont tout simplement pas les moyens de renforcer leurs systèmes de santé pour affronter la pandémie, tout en atténuant les effets de la crise économique et en remboursant leur dette. La situation n’est pas tenable. Quelque chose va exploser, et je crains qu’il ne s’agisse du tissu social et politique, déjà fortement fragilisé en de nombreux endroits. Nous sommes face à une menace imminente qui risque d’anéantir la plupart des progrès accomplis ces dernières années en matière de lutte contre la pauvreté, d’éducation, de santé ou encore de démocratie. Les inégalités pourraient s’accentuer et les perspectives qui s’offrent à nos jeunes se réduire. Tout ceci constitue un terreau propice à une recrudescence des troubles sociaux et des conflits.
Quel regard portez-vous sur la crise de gouvernance que traverse actuellement la Banque africaine de développement (BAD)?
Nous avons besoin d’un processus fonctionnel et efficace, car la gouvernance est un enjeu essentiel. Je n’ai pas connaissance des détails des allégations en question. J’ignore si elles sont avérées ou non, car je n’ai rien vu et je n’ai échangé avec aucune des personnes concernées. Si des allégations ont été faites, elles doivent faire l’objet d’une enquête en bonne et due forme. Je comprends qu’une enquête indépendante ait été lancée, et que Mary Robinson, qui est membre de notre conseil d’administration, y participe. Laissons les enquêteurs travailler de manière indépendante et crédible, pour pouvoir ensuite agir vite. En ces temps extrêmement difficiles pour notre continent, nous ne pouvons pas nous permettre qu’une institution aussi essentielle se trouve paralysée.
Qu’attendez-vous de la zone de libre-échange économique africaine (Zleca)?
Le commerce est essentiel pour le continent. Ici comme ailleurs, la pandémie a mis en exergue les liens de dépendance qui pèsent sur les chaînes de production et d’approvisionnement, et la fragilité qui en découle. L’Afrique doit devenir plus autosuffisante et faciliter la production, l’échange et la circulation intra-continentale des biens. Cette zone de libre-échange panafricaine est absolument essentielle pour optimiser le potentiel du continent et assurer son autonomie économique et sa souveraineté. Nous devons accélérer la mise en place pleine et entière de la Zleca, et la rendre totalement opérationnelle, au-delà des engagements politiques.
La démographie africaine est-elle une opportunité à saisir ou un défi à surmonter ?
La croissance démographique africaine est à double tranchant. C’est avant tout une immense opportunité. Face à la pandémie actuelle, nous voyons par exemple émerger d’incroyables solutions et des innovations locales imaginées par de jeunes entrepreneurs africains. Avec un âge médian de 19,7 ans en 2020, la population africaine est la plus jeune au monde. En 2020, on compte déjà 1 milliard de jeunes Africains de moins de 35 ans, soit près d’un quart de la jeunesse mondiale. D’ici à 2100, cette proportion s’élèvera à près de 50 %, dépassant celle de l’Asie. Dès lors, la seule jeunesse africaine sera 2 fois plus importante que la totalité de la population européenne.
Cependant, un trop grand nombre de ces jeunes sont privés de perspectives d’avenir, et c’est là que se situe la menace. En 2019, près de 16 millions de jeunes âgés de 15 à 24 ans en Afrique étaient sans emploi, avec un taux de chômage près de 2 fois supérieur à celui de leurs aînés âgés de 25 ans et plus. En Afrique du Sud – 2e PIB le plus élevé du continent-, 54,5 % des jeunes sont sans emploi. On court à la catastrophe. Dans le meilleur des cas, ces jeunes viendront grossir les flux migratoires et dans le pire, ils se laisseront recruter par les réseaux extrémistes, terroristes ou criminels.
La Covid-19 a fait relativement peu de victimes en Afrique à ce jour, pourtant la pandémie a fait les titres des journaux du monde entier. N’y a-t-il pas eu une hystérisation des débats dans les médias, alors que la malaria ou la faim tuent beaucoup plus chaque année sur le continent ?
En effet, s’il est important de ne pas minimiser la létalité de ce virus invisible, il convient de conserver une vision globale de la situation. Pour 47 % des membres récemment interrogés du « Now Generation Network » de la Fondation, le Coronavirus n’est pas le principal enjeu sanitaire auquel est confronté leur pays. Le paludisme, la malnutrition et les problèmes de santé mentale sont considérés comme des enjeux inquiétants, voire plus inquiétants. Cependant, il nous faut garder à l’esprit que la progression du Coronavirus est en pleine escalade. L’OMS prévoit même un véritable tsunami à l’automne. Nous devons rester prudents, car nous manquons de données fiables, en raison de la faiblesse des services d’enregistrement des décès dans de nombreux pays, mais aussi du fait d’approches différentes. Du reste, en Afrique, tous ceux qui toussent ne vont pas chez le médecin, et tous ceux qui suffoquent ne rentrent pas à l’hôpital…
Comment concilier intérêts économiques et enjeux sanitaires quand on sait que certains laboratoires stoppent des productions jugées économiquement peu rentables ?
Il serait impardonnable de sacrifier des vies sur l’autel du profit. Accorder aux profits davantage d’importance qu’aux personnes n’est pas envisageable. Nous devons être mus par des valeurs partagées, et non pas seulement par le cours de l’action. Voilà pourquoi je suis membre de « The B Team », une organisation mondiale à but non lucratif qui réunit des chefs de grandes entreprises, pour mettre au premier plan le bien-être des populations et de la planète. Voilà également pourquoi je suis signataire de l’ « Appel pour que le vaccin contre le COVID soit déclaré bien commun mondial », lancé par Muhammad Yunus [économiste du Bangladesh et fondateur de « Grameen Bank », la première institution de micro-crédit, Prix Nobel de la Paix en 2006, ndlr].
Quelles ont été les leçons tirées de l’épidémie d’Ebola permettant de faciliter la gestion de la crise de la Covid-19 sur le continent ?
L’épidémie d’Ebola a conduit à la création d’Africa CDC (Centres de prévention et de contrôle des maladies) et à la mise en place d’Instituts nationaux de Santé publique dans de nombreux pays, ce qui a renforcé leurs capacités à rationaliser et à coordonner leurs interventions de lutte contre les épidémies. Les pays touchés par Ebola disposent toujours d’infrastructures d’isolement. Ils ont aussi renforcé leurs capacités de communication en matière de risques.
L’Afrique dispose de l’expertise scientifique nécessaire pour combattre le virus, au même titre que le monde occidental. Au Sénégal, un laboratoire a ainsi capitalisé sur son expérience dans la lutte contre le VIH-Sida et contre Ebola pour développer un kit de dépistage du Coronavirus à 1 dollar. Au Maroc, l’association MadNess, dirigée par des jeunes, a produit et distribué, dans le cadre d’une initiative baptisée « Frigal », plus de 25 000 visières de protection pour les personnels de santé et les policiers.
Propos recueillais par Marie-France Réveillard