La durabilité de la filière cacao ivoirienne est soumise à un triple enjeu écologique (déforestation), économique (revenu des cultivateurs), et stratégique (maîtrise du marché). Considérant le secteur comme vital, la Côte d’Ivoire multiplie les initiatives pour le réformer et le consolider. Quel est son plan ?
Abidjan ne se contente plus de son statut de premier producteur mondial de cacao (40%). En 2016, la chute du cours mondial de l’or brun lui rappelle, une première fois, sa dépendance à cette matière première périssable. Or, le cacao représente 40% de ses exportations, 14% de son PIB et fournit des revenus à 20% de sa population. Le gouvernement s’attelle donc depuis à poursuivre la diversification de son économie, mais aussi à pérenniser cette filière stratégique.
Pour le gouvernement les défis résident principalement dans la hausse des revenus des cacaoculteurs et l’industrialisation de la filière. Sans oublier la nécessaire conversion des exploitations à des modes de production plus durables.
Car d’ici à 2050 se pose la question de la survie même des plantations et donc du marché du chocolat. Le gouvernement ivoirien, conscient des enjeux, multiplie donc les initiatives pour moderniser sa filière et la rendre plus compétitive. Par quels moyens ?
Précarité des planteurs
Sur un marché représentant 100 milliards de dollars, les cacaoculteurs ne touchent que 6 à 7% de la richesse créée. Petits exploitants familiaux, ils peinent à investir dans leur outil de production. Selon une étude de l’AfD, parue en 2020, leur niveau de vie n’aurait pas changé en 20 ans. Leur résilience serait due à la diversification de leur production (hévéa, anacarde, café, produits vivriers, etc.).
La difficulté immédiate réside dans la précarité des cacaoculteurs ivoiriens. Ces derniers sont totalement dépendants des cours mondiaux [du chocolat] qui absorbent l’essentiel du cacao produit. Il sont donc de facto soumis aux prix d’achat fixés par les majors de la transformation du cacao (Olam, Cargill, Barry Callebaut, etc). Une situation qui implique un déséquilibre majeur du rapport de force en défaveur du pays. Selon Bernard Ayitée, PDG de Obara Capital, un Hedge Fund africain qui investit, entre autres, dans le négoce de cacao : « 90% de la production ivoirienne de cacao est vendue à des négociants internationaux, à des conditions de prix négociées en dehors de la Côte d’Ivoire».
Pour garantir un juste prix indépendant des fluctuations du marché, la Côte d’Ivoire et le Ghana sont parvenus à imposer une prime de 400$/tonne : le différentiel de revenu décent (DRD). Celui-ci est considéré comme une taxe par les majors du chocolat qui, pour certaines, tenteraient de le contourner, selon certains acteurs de la filière.
Le DRD peut-il être une solution suffisante à long terme ? Car si le Nigéria a récemment annoncé sa volonté de l’imposer, les désaccords persistent autour, voire au sein de « l’OPEP du cacao ». En tout état de cause, le DRD ne peut être, seul, la réponse de filières tournées vers la rente agricole. Or c’est précisément de cette situation que semble vouloir sortir la Côte d’Ivoire.
Industrialiser la filière
A moyen terme, la stratégie privilégiée par le gouvernement est l’industrialisation. Sur la chaîne de valeur d’une plaque de chocolat, le secteur de la transformation (broyage des fèves, compression de la pâte de cacao, etc.) représente 7 à 8% de la richesse créée. C’est donc le doublement de la valeur ajoutée de sa filière que vise la Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, celle-ci maîtrise déjà 35% de la transformation de son cacao ; pour un volume supérieur à celui des Pays-Bas, très actifs dans le secteur. Le gouvernement, qui poursuit sa politique de création d’usines de broyage, vise une capacité de 100% à l’horizon 2030.
Pour Axel Emmanuel Gbaou, célèbre artisan chocolatier ivoirien, cette stratégie va dans le bon sens : « avoir la capacité de broyer notre cacao supprimerait les intermédiaires actuels. Et nous donnerait mécaniquement plus de poids dans la négociation avec les confiseurs. Cela changerait la donne ». Mais comment maximiser la redistribution de richesse vers les planteurs ? En maîtrisant la transformation, le gouvernement pourrait certes mieux contrôler les prix. Mais une autre solution pourrait aussi viser à doter les planteurs, ou les coopératives, en unités de transformation. En d’autres termes créer un écosystème de petites et moyennes entreprises industrielles.
Cette stratégie est aussi soutenue par Bernard Ayitée. Il encourage l’émergence rapide, en Côte d’Ivoire, « de noyaux durs [industriels, ndlr] locaux, en apportant aux acteurs de la filière un soutien politique, financier, fiscal et en leur fournissant l’assistance technique nécessaire au renforcement de leurs capacités ». Ce qui devrait permettre « une meilleure captation locale de la valeur ajoutée créée par la filière (…). Il reviendra à ces nouveaux industriels locaux de mieux rémunérer les cultivateurs ».
Nouveaux marchés
Il n’en demeure pas moins que le cacao transformé ou non resterait largement dépendant des cours d’un seul marché déjà mature. Sa principale destination est l’Europe, de loin le plus gros consommateur, même si Inde et Chine voient leur demande augmenter. Et il est largement dominé par un nombre réduit d’acteurs (confiseurs) influents (Mars, Nestlé, Ferrero, Mondelez, Hershey, Lindt). Abidjan pourrait alors viser à la création d’un marché intérieur national, voire régional, du chocolat (aujourd’hui peu développé) ? Mais les prix d’importation du sucre et du lait le rendraient peu compétitif.
Le futur de la filière ne réside pas nécessairement dans le chocolat. Même s’il existe bien des marchés de niche pour du chocolat haut de gamme ou bien à base de lait végétal. Axel Emmanuel fait d’ailleurs partie des rares producteurs ivoiriens de tablettes de chocolat (10 000/an). Mais, les déclinaisons d’utilisation du cacao sont en fait bien plus larges et sous-estimées selon ce dernier. On peut citer par exemple le marché de la poudre de cacao destinée au petit-déjeuner. Elle est très usitée par les Ivoiriens et majoritairement importée. Il en va de même pour la glace, la pâte à tartiner, la bière, les savons ou bien les infusions de peau de fève de cacao séchée.
Le PDG d’Obara Capital va dans le même sens. Il considère qu’une future filière industrielle devrait : « créer des produits diversifiés correspondant aux habitudes locales et régionales, de manière à créer un marché de consommation domestique ».
Investir dans ces produits pourrait donc créer de nouveaux débouchés au cacao ivoirien tout en sortant de sa dépendance au marché international du chocolat. Une politique de « protectionnisme éducateur » (sur les produits déjà importés), selon la formule de l’économiste Frédéric List, pourrait alors être mise en place. Le temps de voir émerger une filière industrielle diversifiée et compétitive à l’échelon régional voire au-delà.
Cacao durable
Le rendement du cacaoyer décroît structurellement depuis 40 ans. Une conséquence de la monoculture du cacao et de l’emploi massif d’intrants chimiques ayant appauvri les sols. Sans compter les ravages de l’extension de la maladie du Swollen Shoot ou bien les sécheresses dues au réchauffement climatique. Afin de conserver les mêmes rendements macro, les cacaoculteurs ont privilégié pendant des années l’extension des cultures et donc la déforestation. Un choix contestable et court-termiste, dans la mesure où les cacaoyers atteignent le maximum de leurs capacités sous un couvert forestier. Cette solution n’est maintenant plus viable, la Côte d’Ivoire ayant détruit 90% de ses forêts primaires.
Abidjan est donc confrontée à la survie même de sa source de matière première. Dans cette optique, le gouvernement a engagé une série de mesures afin d’endiguer rapidement le phénomène. Ainsi, le couvert forestier restant a été légalement sanctuarisé. De plus, le gouvernement a créé (en 2018), sous l’égide du ministère des eaux et forêt, une unité de sécurité chargée de contrer la déforestation illégale. Le pays s’est aussi engagé dans une vaste politique de reforestation. Objectif : doubler le couvert forestier du pays (de 10 à 20%) d’ici à 2030.
Parallèlement l’agroforesterie est encouragée dans les plantations de cacao. Des arbres sont donc plantés au milieu des champs de cacaoyers. Leur rendement s’en trouvera amélioré. Essence sensible, le cacaoyer produit plus de rendement, et plus longtemps, sous un couvert ombragé et humide. Sous l’égide du Comité Café Cacao (CCC) ivoirien, plusieurs organismes comme l’ICRAF et le CIRAD travaillent à la reforestation des exploitations.
Les exploitations biologiques commencent à se multiplier dans la boucle du cacao comme la Société coopérative équitable du Bandama (SCEB), les parcelles d’Ambroise N’Koh ou bien la coopérative féminine Abbé-Benigni. Écologiques, ces exploitations produisent des fèves de qualité proposées à des prix beaucoup plus élevés que le marché. Il faut néanmoins noter que la généralisation de telles exploitations semble complexe techniquement. Et surtout, non conforme aux exigences plus basses, en termes de prix et de qualité, des opérateurs internationaux.
Pour Axel Emmanuel Gbaou, le gouvernement est « efficient » et il lui fait « confiance » pour résoudre la problématique. Mais il faut à tout prix « accentuer la sensibilisation ». Car « le million de cacaoculteur ivoirien est disséminé dans des zones parfois peu accessibles. Il est difficile de les atteindre ». Pour faciliter l’application des normes, le gouvernement, via le CCC, a débuté la distribution de cartes magnétiques aux planteurs. Elles permettront de tracer la production, mais aussi d’effectuer des transactions sécurisées. Cette dernière fonction devrait permettre de protéger les exploitants. En vérifiant la conformité du montant des achats par rapport aux prix fixés en début de saison.
On distingue donc une forte acuité des risques du côté ivoirien. La stratégie définie par le gouvernement apparaît réaliste. Et assez souple pour s’adapter aux remontées de ses propres opérateurs de terrain. Une transition en douceur semble enclenchée dans la filière Afin de ne pas bouleverser les équilibres ténus qui la caractérisent en termes de rendement et de revenus pour l’Etat. Les années à venir permettront de rendre compte de la pertinence, ou du réalisme, des choix. Si la Côte d’Ivoire réussit son pari, elle sera non seulement parvenue à renforcer sa place sur le marché du chocolat et s’ouvrir de nouveaux marchés ; mais elle aura également réussi à sauver ses plantations, et in fine, le chocolat.
(*) Consultant en intelligence économique chez d’Herbès Conseil